SEPTEMBRE 2016 - Indifférentié - Accueillir encore - Ma règle du jeu - L’universelle analogie - Rationalité ou langage - Imaginer les substances - Poésie objective - Ma roulotte de berger - Suspension - Mémoire et langage - Conquête des essences - Où l'étant trahit l'être - Regard intérieur - Reconnaître les partenaires - Sans médiation


Indifférentié

Évolution du complexe vers le simple; retour à un état primitif, totipotent, androgyne, allié naturel de la nature et du cosmos. Dans ce retour à l'origine le corps et l'esprit sont liés, l'un ne va pas sans l'autre. Nous crevons de trop-plein, la vie nous rend pléthoriques, encombrés au point d'empêcher tout émerveillement face à la plénitude du réel. Je préférerais n'être rien qu'à jamais quelqu'un. Et puisque la mort est inéluctable, et pas si éloignée, je préfère m'acheminer paisiblement vers un état indéterminé, indifférentié, où tout en moi devient accueil, accueil pour tout, y compris pour le néant.

Accueillir encore

Dans les lectures philosophiques, accueillir ce qui remet en question la rationalité triomphante. Je fais le pari qu'il existe un mode d'appréhension du réel qui ne respecte pas les conventions de la pensée rationnelle. La phénoménologie en fait partie, en tant que tentative assez récente, mais on pourrait aussi invoquer les pratiques magiques du Moyen-âge et de la Renaissance dont certaines formes ont perduré jusqu'au XVIIIè. Je me demande même si les disciplines nées du structuralisme, derrière leur déguisement formel, ne constituent pas un retour vers une conception herméneutique, régressive, de la connaissance. Et c’est n’est pas pour me déplaire.

Ma règle du jeu

Je fais l'hypothèse que l'érudition et l'accumulation des connaissances empêche l'honnête homme d'accéder à sa propre vérité, celle qu'il emporte dans sa tombe et qui le rattache à un certain ordre, cosmologique, philosophique, théologique. Ce que Leiris appelle sa règle du jeu. Loin d'aller quêter cette règle dans la forêt des possibles que nous propose la culture, il s'agirait, au contraire, de déconstruire le savoir, de remettre en cause les connaissances qu'on a pu grappiller de manière aléatoire ça et là, afin de mieux recueillir, par suggestion ou par illumination indirecte, le peu qui nous est destiné en propre. Le livre, pourvu qu'il soit bien choisi, n'est, au choix, qu'un outil, un prétexte, une étincelle, le lieu d'une prédation délibérée.

Je me suis ainsi trompé jusqu'ici sur l'importance que j'accordais aux livres. L'étude trop appliquée entrave mon progrès intérieur en tant que lecteur. Il ne s'agit pas en effet d'être capable de rendre compte objectivement du contenu d’une œuvre, mais de capter des résonances qui m'auraient jusqu'ici échappées. Les auteurs viennent à moi s'ils savent que je suis accueillant. Ce sont des modèles que j'atteins par un effort sympathique d'identification et qui me révèlent à moi-même. Pour y parvenir il me faut quitter temporairement ma peau et me mettre en puissance de découvrir une règle de plus dans ma propre Règle.

L’universelle analogie

Le savoir de la Renaissance, étroitement lié au langage, prétend appréhender la nature dans son être-même. Ce savoir est le produit d’une quête individuelle entée sur le désir, basée sur l’universelle analogie. Pensant aller au devant de la vérité scientifique, l’intellectuel de la Renaissance faisait de sa recherche l'objet d'un discours positif sur le cosmos, un objet pleinement littéraire au fond. Le savoir classique, quant à lui, n'a souci que de la cohérence interne de l'entendement, des règles d'évidence, communes et partageables (Bacon, Descartes). Sciences et Lettres se sont alors séparées. En se détachant de l’essence des choses et en se réduisant à comprendre le mécanisme des phénomènes, l’homme classique pouvait envisager de faire du monde matériel son butin personnel, un objet purement utilitaire. L'objet de la quête préclassique était autrement plus ambitieux: l'accord de l'individu avec le cosmos. 

Il me semble que la quête préclassique de l'alliance avec le cosmos selon le principe de l'universelle analogie reste à l'ordre du jour, qu'elle s'applique au particulier, à l'artiste ou au philosophe. Même sans prétendre au statut de créateur on peut entretenir au fil des jours le sentiment d'un émerveillement inépuisable face au monde. Il serait stupide, même de nos jours, de dénoncer le caractère illusoire d'un tel émerveillement. Plus généralement, il me semble au contraire que jouent en nous simultanément toutes les tendances spirituelles qui se sont succédé depuis les temps les plus primitifs. La renaissance a été une période de revendication de l'individu en Occident, ceci dans le sens d'une plénitude aussi totale que possible. Il serait difficile de ne pas faire nôtre cette revendication de nos jours.

Rationalité ou langage

Dans les Mots et les choses, Foucault montre que les fondements de l'âge classique doivent être recherchés dans l'évolution des fonctions du langage plus que dans celle de la rationalité stricto sensu. Pour comprendre les conceptions du monde au XVIè et XVIIè siècles, l'intéressent plus Cervantes et Montaigne que Galilée et Bacon.

Imaginer les substances

Dans l'imaginaire du monde matériel, distinguer les formes et les substances. Aller à la rencontre des formes est plus immédiat, plus spontané. En général on s'en tient là. La perception des substances dans notre environnement familier, c'est-à-dire de tout ce qui peut se concevoir dans l'unité de son être propre, exige en comparaison un certain effort de sympathie, une intention plus affirmée. Cette faculté me semble siéger dans une zone sous-jacente de la conscience, là où l'encore informulé n'est pas définitivement ineffable.

L'imaginaire des substances peut se passer de la vue, contrairement à l'imaginaire formel. Dans cet imaginaire, chaque sens peut suppléer aux carences des autres; il circule au dehors et au dedans; il nous associe intimement au monde. L'imaginaire des formes me semble au contraire nous mettre à distance, car il élude la référence définitive. Générant à l'envi des propositions aléatoires, il ne nous relie pas à quelque chose de stable ni de protecteur. Je ne suis pas même certain que, malgré son infinie variété, l'imaginaire des formes puisse définir un individu dans son être intime. On serait pourtant tenté de l'affirmer chez les véritables artistes, mais derrière la manière d'un peintre (son style, sa marque de fabrique), il y a, bien en amont, et beaucoup plus déterminant, un imaginaire personnel des substances.

L'imaginaire des substances, même s'il est plus profondément ancré en nous que l'autre, peut-il révéler la clé individuelle (la Règle) ? A tel moment il peut paraître en effet comme la marque spécifique de l'individu. Mais l'association est fugace et glisse, par stades successifs et inéluctablement, vers l'Un, la Substance des substances, l'ÊtreCe rôle de véhicule, de moteur, tenu par l'imaginaire des substances ne lui confère-t-il pas finalement toute son importance ? Se mettre en état de relater ce voyage à travers les essences jusqu'à l'essence des essences n'est-il pas le véritable enjeu. Serai-je capable de le faire mien ?

Un autre jour. J’ajouterai cette nuance : si nous nous acheminons tous vers l'Unique en nous identifiant aux substances que nous présente successivement notre imaginaire, le voyage individuel vers cet objectif commun est bien propre à chacun. C'est dans ce voyage que réside la personnalité, non pas dans le but commun ni dans l'un quelconque des stades transitoires.

Note ajoutée à la révision (Mai 2023). A la relecture, cette réflexion sur les deux imaginaires anticipe fortement mon projet actuel et en éclaire le fondement. Dans ma révision du texte initial, j'ai évité d'employer le terme d'imagination qui véhicule un sens étranger à mon propos. On reste bien ici dans le domaine de la perception du monde réel, ou considéré tel par le sujet, et des représentations personnelles associées à cette perception. L'ensemble de ces représentations constituent un imaginaire. La distinction entre l'imaginaire des formes et celle des substances aurait mérité également un effort de définition. Je l'ai esquivé faute, peut-être, d'en avoir une vision bien nette à l'époque. Aujourd'hui je rattache clairement les formes à l'univers platonicien et les substances à l'aristotélicien, deux univers orthogonaux fondés sur des métaphysiques complémentaires. Platon considère que le sujet humain a la capacité de recevoir les formes (ou Idées) qui nous sont données par l'Être appartenant au monde d'en-haut. Aristote propose au contraire de rechercher l'essence dans les substances postulées du monde d'en-bas. Bien entendu, un esprit sain se doit d'adopter ces deux métaphysiques, conjointement ou en alternance. Celle de Platon est universaliste car elle se réfère à une communauté idéale de la pensée humaine qu'il convient de dévoiler progressivement. Celle d'Aristote, beaucoup plus exigeante, indissociable d'une éthique individuelle, suppose un effort d'attention au monde réel en vue de pénétrer les essences qui le peuplent, à savoir les substances, lesquelles ne sont pour la plupart que des hypothèses de l'esprit. Je simplifie bien sûr, les étiquettes "Platon" et "Aristote" ne servant qu'à préciser ma pensée. Mon étude en cours de Bachelard et de l'imaginaire de la matière et des éléments se rattache à une vision aristotélicienne de la réalité: l'être est dans les choses, non avant ni après elles. Je réalise aujourd'hui que ma lecture de Bachelard est fortement empreinte d'une certaine métaphysique du monde matériel, que Bachelard, préférant se référer pour l'essentiel à la psychanalyse jungienne et à la phénoménologie, n'a pas abordée directement. De même qu'il n'a pas élaboré de doctrine personnelle sur les universaux en relation avec les origines du langage alors que ses études si foisonnantes appellent à l'évidence des développements sur ce thème.

Poésie objective 

Se connaître soi-même .... la clé du mystère personnel .... n'est-ce pas un enjeu dépassé pour moi ? Et une curiosité plus vaine encore si elle concerne les autres, leur vie, leurs œuvres, leurs succès et leurs échecs. Je suis arrivé à l'extrême limite de cette entreprise avec la lecture (rapide) des manuels de caractérologie de Gaston Berger et de Emmanuel Mounier ! Ce qui m'importe surtout c'est de me délester de tout devoir moral, de toute responsabilité envers moi-même. Je n'ai à répondre de rien de ce que je fus, suis ou serai. Ce qui compte désormais c'est de faire le deuil du moi pour mieux participer à ce qui n'en relève pas. En tant que créature, jamais je ne pourrai dépasser ma prison individuelle, mais en m'allégeant du moi je peux être un peu plus solidaire de chaque être, animé ou non.

C'est peut-être ce qu'a voulu faire Michelet à la fin de sa vie. Son élan généreux de sympathie universelle s'est étendu de l'homme, en tant que collectif, que peuple ou ensemble de peuples, à toute chose créée, ou plutôt toute entité créée: mer, insecte, oiseau, etc. Je crois que Hugo tend comme Michelet vers cette profonde sympathie universelle. A lire aussi plus tard: des textes de poésie objective pénétrant au cœur des choses et donnant l'illusion de ne pas émaner du poète lui-même. Poètes qui, en dépit de l'obstacle du langage, se substituent à ce qui n'est pas eux et qui restituent une certaine idée de l'éternité sans jamais lui prêter leurs désirs, leurs souffrances, leurs frustrations. Exemples: Euréka d'Edgar Poë, Art poétique de Paul Claudel.

Ma frustration actuelle, que j'espère passagère, avec les essais de Bachelard sur l'imaginaire des éléments. Cette partie de son œuvre est au cœur de mes préoccupations intellectuelles mais il traite ce thème de l'extérieur, en analyste immensément érudit, sans rechercher une unité dont il serait le garant et qui permettrait de dépasser le simple état des lieux. Peut-être n'a-t-il pas eu le temps de faire une synthèse. Bachelard donne en effet matière à une ample réflexion métaphysique sur les liens entre le langage et la perception des forces élémentaires. Armé de quelques idées maîtresses je pourrais tenter une synthèse sur la base de mes résumés détaillés des essais concernés. Rien de prétentieux là-dedans puisque c'est à cela que je suis conduit. Seuls le courage et l'opiniâtreté me font défaut.

Ma roulotte de berger

La plupart des gens qui, à partir d'un certain âge, semblent maîtriser leur existence appartiennent à deux catégories distinctes. Les plus nombreux sont ceux qui vivent harmonieusement dans un lieu fermé, leur maison virtuelle, j'allais dire: leur prison virtuelle, un lieu bien à eux construit patiemment durant la vie, fait de toutes les choses qu'ils y ont accumulées, qu'ils adorent comme autant de fétiches et qui les occupent en permanence; choses stables, choses conquises et choses possédées, qui consolent ceux d'entre ces gens qui, derrière leur équilibre apparent, ressentent malgré tout le caractère éminemment dramatique de la destinée individuelle. Leur vie progresse comme s'enrichit une collection, selon un double processus de remplissage et de préservation. Elle est essentiellement rétrospective. La conscience y semble chaque jour un peu plus détournée de son vrai métier.

L'autre catégorie, sans doute minoritaire, est constituée de ceux qui, au contraire, ont tendance à se déprendre de tout ce qui risquerait de particulariser leur destinée de manière irréversible. Non qu'ils ne s'attachent à rien et qu'ils refusent toute forme d'appropriation. Mais leur conscience leur dicte de se mettre en garde. Au delà de certaines concessions faites à la société durant leur vie pour gagner pain et reconnaissance sociale, ils n'ont de cesse de retourner à une existence indifférenciée, où tout est toujours possible, le lieu virtuel où ils demeurent n'ayant pas de limites prédéterminées. Ce lieu est changeant, mobile, c'est la roulotte du berger. Mais il a une direction à défaut d'avoir une stabilité. Leur conscience est ouverte, prospective, intranquille, soucieuse de comprendre.

J'ai la prétention de faire partie de cette deuxième catégorie.

Suspension

Ultime débat intérieur, vestigial, au sujet de ce devoir particulier qui consiste à apporter son tribut à la collectivité. Ce reste de débat - avec toutes les tergiversations qui l'accompagnent - est nécessaire pour parachever le sevrage, au risque de donner aux autres l’impression que je suis velléitaire. Ils ne savent pas tout cependant: une pièce secrète leur manque. Et j'en dévoile ici le contenu: pour moi, désormais, tout ce qui touche à l'action extérieure collective est une régression. Toute mise en œuvre supposerait des concessions et personne ne peut plus désormais m'obliger à trahir mon engagement intérieur. Je préfère donner l'image, négative, d'un être devenu passif, aboulique et égoïste plutôt que de m'agiter au risque d'ajouter à la médiocrité ambiante.

Mémoire et langage

L'écriture enchaîne et contraint la mémoire spontanée. Le rythme, lent et linéaire, de l’écriture est incompatible avec le foisonnement anarchique des souvenirs qui font un gentil tintamarre dans l'esprit. Par divers processus (surgissement, répétition, association, empilement, télescopage, glissement etc.), ils forment un récit intérieur aux dimensions multiples, irréductible à l'alignement de signes ordonnés selon des règles sans rapport avec la vie. Il y a sans doute une manière de transformer la mémoire brute pour la rendre coextensive au langage. Ma mémoire restera muette tant qu’elle n’aura pas trouvé une méthode personnelle de distillation des souvenirs.

Conquête des essences

Avais-je raison de croire que ma perception renouvelée du monde extérieur pouvait ne pas exiger pas de mon esprit qu'il postulât des essences, donc in fine une essence: celle de Dieu. N'est-ce pas une illusion de croire à un statut d'objectivité radicale faisant l'économie de l'être pour mieux accuser la perception de l'étant ? La vérité c'est que je ne peux m'empêcher d'attribuer une raison d'être d'ordre cosmique aux grandes entités physiques qui m'environnent, comme le temps, l'espace, les éléments matériels. Je me mentais donc à moi-même lorsque, dans mon souci de réforme intérieure, je croyais possible de faire l'impasse sur le fondement métaphysique de la perception du monde réel, et, singulièrement, du monde matériel. En persistant dans cette voie, je risquais de restreindre mon univers mental aux mots et au langage, ultime resserre de la prétendue objectivité humaine. Une telle ascèse mentale et spirituelle aurait débouché sur un véritable asséchement du monde. 

Outre ces restrictions que j'avais cru devoir m'imposer sur des notions de nature métaphysique, j'avais aussi le souci de contrôler ma tendance naturelle à l'abstraction, comme si c'était un défaut de l'esprit. Je craignais en effet que l'abstraction tendît à réduire le réel, à effacer sa richesse et sa diversité, à appauvrir le répertoire de mon imaginaire du monde en le convertissant en substances, en formes, en idées, voire en concepts. Mais j'oubliais que l'abstraction est l'une des manières d'atteindre l'essence des phénomènes, de manière souvent immédiate, d'y participer en tant que conscience active. On ne fait pas alors que réduire; on trouve le commun dénominateur; on s'inscrit au cœur des choses.

L'abstraction naïve qui est spontanément à l'œuvre dans la perception de l'étant est bien une mise entre parenthèses de ce qui entrave l'intelligence de l'unité derrière la plénitude du monde matériel. Je précise que cette abstraction naïve est mise au service de l'imaginaire individuel - le répertoire vivant de mes représentations et façon dont les mobilise - et nullement de l'absolue objectivité revendiquée, paraît-il, par la phénoménologie. En disant cela, je réalise que le monde des essences auquel l'abstraction permet d'accéder est une notion radicalement subjective, et c'est en ce sens qu'elle est importante: elle est peut-être le seul outil de l'imaginaire capable de rivaliser avec les mots. Et savoir que je peux m'affranchir de l'emprise totalitaire des mots au moyen de cette capacité abstractive spontanée, laquelle me lie intimement aux essences, est un soulagement et une espérance.

Résumons. Ne plus brider en moi les tendances tant métaphysiques qu'abstractives, afin de construire une vérité personnelle qui m'élève au dessus de l'existence quotidienne sans jamais m'enfermer dans le labyrinthe du langage. La conquête personnelle des essences, ne concernerait-elle que les plus modestes objets, est au cœur de mon émancipation. Connaître le butin de cette conquête contribuerait à avancer dans l'élucidation de mon mystère personnel. Et peu importe pour le moment qu'il puisse exister une résolution ultime du mystère individuel, une synthèse, un terrain d'entente final où toutes les subjectivités se rejoindraient et s'aboliraient pour définir une vérité unique qui s’appellerait Dieu. C'est trop anticiper. Je ne veux pas prendre de raccourci et risquer de manquer une étape essentielle.

Note ajoutée à la révision (Mai 2023). J'aurais dû ici expliquer pourquoi j'avais au début de mon parcours une réserve sur l'abstraction. C'est que, par habitude, je la réduisais à l'abstraction mathématique ou à celle qui s'exerce sur les idées. Ce mode d'abstraction ne me contentait évidemment pas dans le contexte de la perception du monde réel, du monde familier offert à notre contemplation. L'abstraction est ici rétablie, fort naturellement, dans sa signification de base: celle de l'opération intellectuelle visant à atteindre l'essence des choses en la dégageant de ce qui l'aurait masquée dans une perception passive, dépourvue d'intentionalité.

Où l'étant trahit l'être

Option de lecture de Gracq et Leiris: identifier les moments, peut-être pas si nombreux que ça, où les signes cèdent la place aux essences, les abstractions livrant la fameuse clé individuelle ou, selon Leiris lui-même, la règle du jeu. Plus subtil encore : les moments où la posture supposée objective de traduction de l'étant est en réalité un dévoilement de l'être. Le butin de la quête des essences extérieures par l'écrivain éclairant sa personnalité de l'intérieur.

Regard intérieur

Mettre en question le prestige des images visuelles, celles que l'on reproduit au moyen du dessin et des couleurs, pour valoriser les formes qui s'inscrivent, elles, dans le regard intérieur et qui sont dissociables de la vue. Il est probable qu'un aveugle de naissance dispose d'un répertoire inépuisable de formes en connexion étroite avec les sens dont il dispose: ouïe, toucher, odorat. Ces formes sont des abstractions mentales. Je fais l'hypothèse que la vue accapare tout, absorbe tout, lisse la réalité, sature la perception dans toute son ampleur et nous empêche d'accéder aux essences. L'artiste dans l'âme n'est sans doute pas trompé par la vue; il la considère probablement comme un simple instrument; le vrai peintre utilise le sens de la vision pour percevoir ce qu'il y a derrière les images, et non pas pour reproduire ce qu'il a devant les yeux. Je développe ici maladroitement un lieu commun mais j'avais besoin de l'écrire ce matin. Je fais mon éducation

A lire absolument sur ce sujet:  Diderot, Lettre sur les aveugles - Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Le visible et l'invisible - Sartre, L'imaginaire.

Reconnaître les partenaires

Plus je me rapproche de la fin plus je pressens l'issue heureuse : la fusion avec le monde élémentaire et avec la nature, hors de toute réalité humaine. Et tout mon effort, plus ou moins conscient, est d'identifier, puis de nommer, les partenaires du moi intime et du monde extérieur qui soient capables d’aller à la rencontre les uns des autres.

Sans médiation

Le devoir moral vis à vis de sa propre vie, le salut pour employer le seul gros mot qui convienne ici, est rendu d'autant plus difficile à l'homme contemporain que ce dernier ne bénéficie plus aussi aisément qu’autrefois de la médiation de Dieu, ni des médiateurs de ce médiateur. Il est inutile de revenir en arrière, de se trouver artificiellement un Dieu, et encore moins un prêtre. Ca n'a selon moi plus de sens. On passerait à côté de soi, on abandonnerait lâchement la seule partie qui vaille. Dieu peut servir d'ersatz, d'outil verbal, et moi-même j'en abuse ici, mais la noblesse de l'homme contemporain en quête de salut consiste à affronter sans filet le vertige de sa condition. Pour l'individu, c'est un signe de progrès, pour la société un péril évident.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mai 2023