OCTOBRE 2016 - Consolation - Glossaire - Vivre de son temps - Toujours devant soi - Fiabilité des images - L'instinct veille - Derrière l’image - Un regard régénéré - Le temps qu’il faut pour être au monde - Philosophie philosophante - Le dernier soupir



Consolation

Me détacherai-je des livres pour saisir ma vie à bras-le-corps, et, dans ce cas, non pas seulement ma vie présente, qui s'assèche, mais aussi ma vie passée que la mémoire enrichit encore ? Nous sommes faits d'une merveilleuse économie: tandis que notre existence au jour le jour se dépeuple, notre esprit accueille généreusement tous les matériaux du passé qui, pour notre plus grande consolation, ne demandent qu'à être rassemblés. Il faut insister sur ce terme de consolation: c'est un besoin vital pour la vieillesse.

Glossaire

Je crois désormais appréhender les ouvrages de Bachelard sur l'imaginaire et la poétique des éléments sous le bon angle. Dans ce processus de longue haleine, Bachelard analyse comment les mouvements spontanés de la rêverie et de l'imagination ayant un rapport avec les éléments physiques (terre, eau, air, feu) ont été captés dans le langage. Il s'agit pour lui d'examiner comment les poètes ont converti en mots les éléments constitutifs de leur imaginaire personnel des substances, mais aussi des idées et des formes. Un piégeage suivi d'une naturalisation respectueuse des mouvements de la vie (comme il convient de  naturaliser les plantes et les animaux). On pourrait comparer le projet bachelardien aux paraboles évangéliques où les mots donnent également un nouveau souffle, par delà la symbolique, à des mouvements spontanés de l'âme. En effet, comme dans les paraboles, les mots remplacent les images qui elles-mêmes remplacent les mots, etc. dans un processus de réitération qui semble ne jamais s'épuiser. Comme dans les paraboles, on finit par ne plus savoir lequel a précédé l'autre du mot ou de la représentation mentale, et par se convaincre qu'ils sont nés appariés. 

Je crois que je pourrai, une fois résumés les ouvrages pertinents de Bachelard, et peut-être d'autres, dresser un glossaire des principaux éléments de l'imaginaire du monde physique. Je disposerai alors d'un viatique de mots-images, d'images-mots, d'où je puiserai les constituants de mon propre itinéraire spirituel au sein du monde matériel. Je n'ai pas renoncé à atteindre cette cohérence idéale avant de mourir. Je ne puis me résigner à la dispersion des signes. Je fais l’hypothèse de repères humains stables, propres à chacun, que la culture personnelle nous aide à nommer. Les mots sont à ma mesure.

Vivre de son temps

Revenir aux origines plutôt que puiser ses arguments dans la profusion et la sophistication contemporaine ? C'est une tentation. Par souci de simplification, je pourrais m'en tenir à la littérature classique comme médiatrice de l'esprit gréco-latin. Mais je ressens intuitivement l'appauvrissement de la pensée qui en résulterait. Le classicisme français n'a conservé des grecs et des latins que les lieux communs et en a abandonné toute l'audace métaphysique, tout confit qu'il est dans les macérations catholiques. Non, avant de quitter dignement la place il faut vivre de son temps et prendre sa part, aussi modeste soit-elle, dans le progrès des lettres et de la pensée. Toute la difficulté est dans la recherche de ses sympathies personnelles, dans l'identification des guides et des modèles contemporains, bref dans la reconnaissance des voix amies. Pour ma part, je ne veux pas mourir dans la peau d'un bourgeois du siècle de Molière, même « éclairé ». Et si je devais être interrompu dans cet essor que j'ose qualifier de spirituel, je préférais me rabattre sur n'importe quel petit poète romantique.

Toujours devant soi

Dernières tergiversations sur l'écriture autobiographique. Je n'y suis pas spontanément porté mais je reconnais la richesse potentielle des souvenirs comme minerai à exploiter par l'écriture. Y compris pour une vie d'apparence banale comme la mienne. On peut à l'envi s'utiliser comme prétexte, n'en jamais finir avec celui qu'on a été. Je comprends fort bien qu'un écrivain professionnel puisse trouver là un bon filon. Je comprends aussi que cela puisse se substituer à une psychanalyse. Mais pour moi qui écrit pour vivre,  pour mieux me projeter dans l'existence, l'autobiographie risque d'être une entrave.

Seuls les souvenirs faisant spontanément irruption dans le présent pourraient être accueillis dans ce journal d'idées. Il peut y en avoir beaucoup comme ça, car je dialogue avec mes avatars du passé comme avec des interlocuteurs présents. Il ne s'agit pas d'évocation, de nostalgie, de consolation par le souvenir. La mémoire n'est pas forcée, sommée de livrer ses secrets. Non, elle s'impose spontanément et contribue au moment qui passe, donc aussi à l'avenir. Regarder à jamais devant moi.

Fiabilité des images

Dans ses essais sur l'imaginaire poétique des éléments Bachelard essaie de piéger des images dans les mots. Il se donne le plaisir d'une chasse gratuite, approchée, la capture idéale étant reportée à des jours meilleurs. J'y vois une rare honnêteté intellectuelle. C'est la matière, à savoir l'imagination, qui autorise une telle approche. Ce qui me frappe c'est que beaucoup de philosophes, notamment les faiseurs de systèmes, utilisent les idées ou les concepts de la même manière que Bachelard utilise les images, mais avec la prétention de dire la vérité. Il faudrait relire certains ouvrages philosophiques en donnant aux idées la qualité de pures images et analyser comment la raison philosophique est en fait le résultat d'un processus impressionniste où le langage n'est jamais véritablement maîtrisé, où le gauchissement possible du sens se perçoit à chaque phrase. Pire encore, mais intéressant pour cette raison-même, un processus dans lequel l'imagination délire au point de ne plus pouvoir trouver d'équivalent dans les mots. La théologie chrétienne, et notamment la christologie, m'intéresse à ce titre, c'est à dire comme création imaginaire, délirante au sens propre du terme et prétendant bien entendu à la vérité, bref comme une aberration magnifique de l'esprit. De même qu'à l'autre bout de la chaîne, où je prétends me situer, un esprit soucieux de rester sain devrait faire de la logique des propositions un remède préventif à ces diverses pathologies de l'esprit.

L'instinct veille

Éprouvé récemment à l'occasion de certaines plongées au cœur de la nature pendant les beaux jours. L'être pensant semble bien capable, en dépit de la pensée elle-même, d'approcher la plénitude du vide. Certaines circonstances favorisent en chacun de nous l'exercice d'une capacité contemplative que l'on prétend propre à l'homme. Prudence. Dans ces états contemplatifs la volonté semble bien abolie mais l'instinct veille. Or l'instinct est animal, comme le sentiment. Et ce qu'on met au crédit de l'esprit contemplatif n'est peut-être qu'une manifestation de l'aptitude animale à concentrer toute son attention sur le point qui grandit à l'horizon, le murmure couvert par le bruit de fond, la forme qui rampe indistincte. 

Derrière l’image

Je révise mon opinion sur la supériorité prétendue de la peinture sur la littérature pour atteindre l'essence des choses. J'attribuais jusqu'ici aux arts picturaux une puissance  supérieure de suggestion mais je réalise que la peinture impose au spectateur une vision concrète d'où il est souvent difficile de s'évader pour atteindre aux images fondamentales, indépendantes de la vue elle-même. La vue restreint d'emblée l'essor de l'imagination face à une représentation picturale très personnelle. Si l'on veut retrouver le sens et les essences, il faut pouvoir mobiliser le regard intérieur capable de susciter l'invisible. Or l'impressionnisme et l'abstraction imposent au spectateur une interprétation de l'invisible. Dès lors, plus aucune liberté pour celui qui regarde: il doit entrer dans l'imaginaire du peintre ou en être d'emblée rejeté. Par comparaison la peinture figurative me semble plus accueillante pour l'imagination car elle peut à la rigueur se regarder comme un visage ou un paysage naturels, laissant le spectateur libre de choisir sa focale et sa profondeur de champ, et, peut-être même d'aller voir derrière le tableau. De même, la littérature descriptive, en n’aliénant pas le lecteur à des images définitives, permet plus facilement à l'imagination d'élaborer une contre-lecture personnelle visant au cœur des choses, à ces images fondamentales dont je parlais plus haut.

En écrivant ceci, je me demande si l'admiration que je voue aux proses descriptives de Théophile Gautier et de Julien Gracq ne tient pas à leur réussite à rivaliser avec la peinture, une peinture qui inclurait de surcroît le mouvement. Mon admiration pourrait toutefois n'être fondée que sur des motifs superficiels et il faudrait examiner (1) s'il s'agit chez eux d'une pure virtuosité verbale, (2) en quoi leur création visuelle est originale et constitue une véritable vision et (3) si leur univers visuel est un pur décor, aussi beau soit-il, ou si, au contraire, il livre certains accès à l'essence des choses. Une telle relecture serait passionnante.

Un regard régénéré

Je fais l'hypothèse que le regard moderne, ou plutôt post-moderne, est allégé à la fois des superstitions archaïques et des certitudes paralysantes de la science. Premier, mais non primitif, c'est un regard régénéré qui n'aurait pas pu exister "avant". Idée importante pour qui recherche comme moi à remettre en question son aperception habituelle du monde extérieur, notamment du monde physique. Il suffirait de libérer l'imagination de l'influence sourde de la science sans pour autant régresser vers la naïveté primitive. Par ailleurs, il faut faire confiance au langage comme conducteur et comme référent, et se méfier de l'érudition qui brise l’intention personnelle. C’est peut-être le regard des surréalistes et de certains de leurs épigones.

Le temps qu’il faut pour être au monde

L'être et le temps. Oui, l'être individuel se mesurerait au temps qu'il faut pour le rejoindre, le reconnaître, lui donner sa vraie place. Je comparerai ce temps proprement humain, fondamentalement humain, à celui de l'acquisition du savoir pratique. Voici en effet au moins trois ans que je suis parti à la recherche de mon être dans une démarche patiente, méthodique et studieuse en demandant aux livres leur assistance. Petit à petit, il me semble que je parviens à émerger de moi-même, mais ces gains de lumière sont à peine perceptibles, ne le sont en tout cas qu'à moi, et encore ne le sont-ils que dans l'atmosphère hallucinée de mes fins de nuit. Par comparaison, dans ce même espace de temps de trois ans l'étudiant acquiert un métier, un corpus de connaissances qui lui permet de se placer dans le monde du travail, de se faire reconnaître comme spécialiste de tel ou tel domaine. Cela est efficace, le rendement de l'effort est excellent pour l'étudiant sérieux, il est visible et monnayable. Quelle dérision, en comparaison, que cette recherche des vérités intimes à emporter dans la tombe ! Quelle marche lente et peu productive ! Mais je crois cette connaissance infiniment supérieure à l'autre, sans commune mesure même. Le temps est ici la mesure humaine de référence. Nous ne pouvons pas en effet être aisément à la fois dans le monde et au monde. Il y a conflit entre le temps qu'il faut pour être « dans » et celui qu'il faut pour être « au ». Quand la nécessité d'être « dans » ne va pas jusqu'à aliéner irréversiblement notre capacité à être « au ».

On pourrait m'objecter: pourquoi une telle obsession d'être au monde puisque l'on doit mourir et finalement s'éteindre irréversiblement ? Être uniquement dans le monde, à condition d'y vivre bien, n'est-ce pas une façon sage de préparer l'oubli définitif, voire même de s'oublier au présent ? A ceci, je répondrai par deux arguments principaux. Le premier c'est que je ne peux échapper à cette invitation venue d'ailleurs et le second c'est que ce mouvement irrésistible donne sa qualité à l'air qui m'environne dans l'immédiat présent. Être au monde est tout sauf une fuite, tout sauf un pari sur l'avenir.

Philosophie philosophante

Pas facile de me déprendre de la philosophie philosophante, inépuisable répertoire d'idées à partir duquel j'essaie bravement de me composer une doctrine personnelle. Pourquoi ne pas préférer aux idées les mots ?  Je suis en effet devenu plus soucieux de rechercher la sagesse dans les mots où elle s'est déposée que dans les concepts où elle prétend s'imposer. C'est par mon pouvoir sur les mots qu'elle peut se dévoiler, se déployer, prendre un sens personnel. Ces mots évocateurs, et leurs assemblages, ce n'est pas dans les ouvrages de philosophie que je les trouverai, mais dans la poésie et dans ces écritures du moi où la conscience affleure entre le rêve et la veille, entre le visible et l'invisible (Leiris, Gracq, Pessoa). J'attends aussi de ces écrits particuliers qu'ils suscitent en moi des réminiscences souples et légères, se liant sans raccords à la pensée pure, et capables de donner plus de vie à ma propre écriture.

Le dernier soupir

L'émancipation à laquelle j'aspire implique de se déprendre des sens, de veiller au moins à ce qu'ils ne prennent pas le dessus sur l'imaginaire. Chez l'homme qui a vécu, qui a amplement fait sa récolte de réel, tout peut se reconstruire dans et par l'imaginaire, grâce aux réminiscences (et non les souvenirs). Cette idée me paraît lumineuse. Comme pour la culture et l'érudition, il n'est plus temps pour moi d'amasser et de butiner. La vision est en moi, déposée dans des mots ayant la puissance de révélateurs. Cette vision qui cherche son expression, le produit final de son émancipation, c'est à la fois le dernier soupir et le contenu de l'âme. C'est l'âme enfin. J'aimerais en rester à cette définition qui n'est dans aucun dictionnaire.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mai 2023