NOVEMBRE 2017 - Élision - Le noyau irréductible - Oxymore - Au sens scolastique - Pointillés - Culture personnelle - Trois mystères - Induire toujours - Un monde inachevé d'essences - Une absolue liberté - Le monde des intelligibles - Le temps de la terre - Comment ne pas être dualiste ?-

Élision

Essayer de lire les essais de Bachelard sur la psychanalyse des éléments naturels (feu, eau, air, terre) en élidant le sujet qui observe, ressent et témoigne. Jusqu'ici j'avais centré mon intérêt de lecteur sur les aperceptions supposées du poète face au monde physique. Cette posture était dictée par le souci d'une réforme intérieure visant à dérober un peu de leur pouvoir de pénétration aux écrivains. Or Bachelard ne s'intéresse pas tant au sujet écrivain qu'aux éléments naturels (feu, air, eau, terre) dont il entreprend la psychanalyse. En inversant la proposition initiale on peut dire que chaque élément naturel est sujet, et non plus objet, et que le poète est un médiateur dont la vision est simplement révélatrice.

Une lecture d'où le sujet humain (observateur, expérimentateur, poète) serait mis entre parenthèses supposerait que les éléments naturels soient des substances ontologiquement pures, selon Aristote, ou des supports d'idées et des formes, selon Platon. Ma lecture de Bachelard pourrait donc me ramener à la métaphysique élémentaire au sens propre, à cette partie de la philosophie qui s'attache aux notions dites premières. Mais Bachelard décompose impitoyablement  la réalité physique en mots sans s'intéresser à  la relation du signifiant avec le signifié, ni postuler une réalité de la matière au delà de ses constituants, de ses attributs, de ses variations et de ses mouvements. L'alchimie, à laquelle se réfère pourtant Bachelard, notamment dans son interprétation jungienne, est privée ici de sa part d'idéalisation et au terme du processus la nature gît décomposée et sans espoir de résurrection. Poussé par le souci de ne pas oublier une pièce dans son formidable inventaire, Bachelard semble avoir été pris de court pour parachever l'étape de reconstruction. 

Note à la revision (juin 2023). Ma frustration à la lecture des essais de Bachelard sur la psychanalyse des éléments n'a toujours pas été dépassée. J'entends bien y remédier une fois terminée la première vague d'étude de l'ensemble des essais (résumés détaillés). La prochaine étape sera critique et elle devra prendre appui sur les grandes conceptions métaphysiques rendant compte de la structuration du réel et de sa relation au langage humain. Les matériaux laissés par Bachelard constituent une friche incroyablement riche appelant une forme de revitalisation par l'ontologie, la théorie de la perception et la sémiologie, Bachelard se référant, quoique vaguement, aux philosophies à la mode de l'après-guerre, comme la phénoménologie et la psychanalyse.

Le noyau irréductible  

Plus la métaphysique se déleste des sciences engendrées dans son sillage, plus elle s'approche de l'Absolu. Dans l'histoire humaine elle est l'objet d'un effeuillage continu qui finira par mettre à nu le noyau irréductible. Faire de la métaphysique c'est prétendre s'approcher, sans ambition de jamais l'atteindre, de l'ultime vérité sur l'ordre universel. Son présupposé c'est qu'il y a une vérité non traductible dans le langage humain que l'homme peut quand même entrevoir par un usage critique de ce langage.

Au sens scolastique

Les catégories (ou les universaux) sont-ils les signes laissés par Dieu dans ces choses que Whitehead (The great chain of being) appelle les entités réelles (actual entities)? Sans cette hypothèse ontologique, à quoi sert-il de faire de la métaphysique ? Quand Whitehead dit qu'il faut dériver les principes généraux de la considération des entités réelles, et ne surtout pas faire l'inverse (dériver le particulier du général), il se place du point de vue humain bien entendu. Mais la genèse des "entités réelles", autant dire la Création, n'est pas le fait de l'homme. Donc si l'on admet l'idée d'un Créateur, ce Créateur a pu procéder, quant à lui, du général au particulier. Le métaphysicien, puis le scientifique dans son sillage, font empiriquement le chemin inverse dans leur folle ambition de s'identifier au Créateur.

Cependant la résolution de l'énigme est une entreprise collective, historique, pas à la mesure de l'existence individuelle. Autrement dit: moi  lecteur de bonne volonté désireux d'accéder à la vérité des vérités, je n'ai aucune capacité pour conclure personnellement sur ces choses ! Je peux juste emprunter leurs croyances aux philosophes, notamment aux premiers d'entre eux: Platon et Aristote. Bien que mes convictions se construisent le plus souvent sur un mode alternatif (ou bien, ou bien), je penche sur ce point du côté de Platon. Je  crois à la réalité des universaux. Je suis donc plutôt réaliste au sens scolastique du terme.

Pointillés

Et si la lecture n'était que durée indifférente, diversion, remplissage. Que seul était concret le temps de l'existence individuelle, suite de pointillés dans la durée universelle. On pressent bien durant la vie que la lecture est un filet qui nous retient dans le vide et préserve nos chances. Et quand le terme approche, on réalise qu'elle a contribué à remplir nombre de vides entre les pointillés, et presque rétabli cette continuité sans laquelle il n'y a pas d'être. Mieux encore : non seulement les livres nous ont fait vivre dans sa continuité la vie qu'on n'a pas pu vivre mais aussi mille autres vies auxquelles on n'aurait jamais songé.

Culture personnelle

La vie de l'esprit pourrait désormais se jouer entre ces deux pôles : la métaphysique d'un côté, la sensibilité littéraire de l'autre. Dans cette hypothèse, la construction de la pensée ne procéderait plus uniquement, comme jusqu'ici, par menus progrès que l'écriture suit à la trace pour ne pas en perdre le fil, mais par l'élaboration insensible, dans l'arrière-cuisine de l'esprit, d'un corps d'idées faisant prise et dont on ne prend pleine conscience qu'à un stade avancé de maturation. L'écriture de la pensée prendrait alors deux formes complémentaires : d'abord, celle que j'ai presque toujours employée jusqu'ici, consistant à rendre compte de l'assimilation des idées comme autant de ponctuations dans le temps de l'existence, comme autant de butins prélevés un à un dans les livres et qui mis ensemble édifient une doctrine à mon usage personnel (ma métaphysique); ensuite, la culture acquise, insensiblement et comme par imprégnation, dans les domaines et les époques dont j'ai fini par devenir familier (les écrivains de ma vie; le romantisme de l'imaginaire; celui de la nature; la sensibilité religieuse au XVIIe siècle). Il me semble que j'ai négligé de rendre compte de cette deuxième forme jusqu'ici. Il ne s'agirait plus de me contenter de résumer ou de paraphraser mais de montrer comment l'étude m'a transformé. 

Note à la révision (juin 2023): Je constate, quelques années plus tard, que je n'ai pas réalisé la seconde partie de ce programme, la plus littéraire donc la plus difficile. Il me semble qu'elle est plus autobiographique que la première, qu'elle nécessiterait d'entrer dans le passé. Mais je résiste à la rétro-introspection; je me projette spontanément dans l'avenir, dans l'enregistrement des progrès apportés jour après jour par la lecture et par l'étude. Un jour viendra, je le sais, où le flux se ralentira et où je pourrai m'attarder sur les rives de ma vie, peut-être même m'y prélasser sans avoir l'impression de manquer à mes devoirs d'existant.

Trois mystères

La réalité des Universaux est pour moi indéniable, mais l'homme n'est pas capable de savoir où passe la frontière entre ce qui relève de l'universel et ce qui n'en relève pas. Si l'on connaissait cette frontière, on serait capable de comprendre le processus de la Création ou, si l'on préfère, son principe: Dieu pourrait avoir conçu le noir mais aurait-il alors été jusqu'au gris et, si oui, jusqu'à quelle nuance de gris etc...? Être réceptif à l'idée d'une réalité des Universaux c'est admettre la possibilité de Dieu; constater que l'esprit humain ne saura jamais où placer la frontière entre ce qui est universel et ce qui ne l'est pas, c'est nous ramener inexorablement à notre ignorance fondamentale, avec ou sans Dieu. Cette question de la frontière de l'universel, même si elle ne frappe pas l'esprit de tout le monde, est au cœur de la condition humaine, tout comme les deux infinis pascaliens et le temps bergsonien.  Trois mystères proposés à l'âme humaine.

Induire toujours

La démarche spontanée de l'esprit est d'induire, toujours induire, pour remonter aux principes, puis au principe des principes, à la source. Il y a un terme, dans ce processus de généralisation, où aucune comparaison, aucune distinction n'est plus possible. Le principe est alors à lui-même sa propre justification. On peut dire que l'être est atteint. Cette définition de l'être comme limite d'un processus intelligent me convient car elle est très restrictive: elle semble ne pouvoir s'appliquer qu'aux seuls principes éternels et nécessaires, aux seules formes ou idées au delà desquelles aucun perfectionnement n'est concevable. Il y a loin de cette définition à celle, selon moi irrationnelle, qui voudrait faire de l'être une sorte d'attribut d'excellence qu'on se plaît, en ridicules demiurges, à accorder à certains choses, telles ces unités vivantes que sont l'homme, les animaux ou les plantes, ou à  ce qu'Aristote appelle les substances.

Note à la révision (juin 2023). A mettre en relation avec mon billet de conclusion de janvier 2023. Je suis plus que jamais convaincu que la recherche de l'être, est une démarche de l'intellect, continue et sans terme, relevant de l'usage combiné de l'aphairesis et de l'apophatisme. L'aphareisis (abstraction et induction) est un processus visant à dégager peu à peu, comme par effeuillage, les signes de l'être à partir d'une réalité humaine qui les voile. L'apophatisme vise à affirmer ce qu'une entité, réelle ou supposée telle, ne peut pas être. Ces deux outils de l'intellect sont mis au service de la recherche ontologique, laquelle peut faire l'objet d'une mystique de nature rationnelle (telle la merveilleuse mystique rhénane). Les ontologies qui attribuent l'être à telle ou telle entité (les substances d'Aristote ou le Dieu des religions monothéistes) me semblent aller trop vite en besogne. Du point de vue religieux j'interprète la trinité du christianisme comme l'aveu de l'impuissance humaine à formuler une définition univoque de Dieu. Pour moi, les trois termes de la trinité sont des signes possibles du Dieu unique, interprétés, et magnifiquement, dans le langage humain; une formulation d'autant mieux fondée qu'elle est le fruit d'une élaboration collective historique. Signes communicables de l'être, éléments pour une apologétique a posteriori, étapes vers l'être, mais pas être. Pour ma part je ne m'arrête pas en si bon chemin, mon souci prioritaire n'étant pas de croire mais d'aller de l'avant. Je postule seulement qu'Être n'est pas un vain mot ni une commodité grammaticale. Peut-être est-ce le signe ?

Un monde inachevé d'essences

Pratiquement, dans ce processus essentiellement empirique qu'est une existence consciente, il est difficile de s'assurer qu'une limite a été atteinte. On peut se tromper ou être trop imprécis dans l'appréciation des frontières qui définissent les idées et les formes. Mais au moins on tient là une une définition à garder en tête, comme une lumière vigilante, durant les heures où l'on réfléchit à notre rattachement au monde sensible et qu'on ne veut pas s'y perdre. Aucune réponse à des questions telles que : quelle est la forme ultime que je perçois dans ce rideau d'arbres en train de perdre leurs feuilles ? ou bien : ai-je dans ma vie vécu l'amour dans toute sa plénitude ? Aucune réponse à ces questions ne peut être selon moi immédiate, donc purement intuitive. Il y faut le bain prolongé de la méditation, laquelle accumule en nous une quantité d'informations infimes nous permettant progressivement de discerner les idées essentielles et de les mettre en rapport les unes avec les autres. Au bout de cette expérience intérieure, il me semble qu'un monde supérieur s'édifie progressivement, notre monde intelligible, notre monde des essences, un monde épuré, personnel et nécessairement inachevé.

Une absolue liberté

Si l'on voulait atteindre Dieu d'emblée, sans étape et sans procès comme plus haut, on pourrait peut-être le faire via la notion de liberté absolue, le sujet absolument libre étant celui qui n'est soumis à aucun déterminisme matériel et qui agit selon sa loi propre. Nous, pauvres sujets humains qui nous nous débattons continuellement dans nos liens, nous sommes cependant parfaitement capables de concevoir ce que pourrait être un sujet parfaitement libre. Ce sujet se donne en un mot: Dieu !

Quand j'examine les phrases qui précèdent au plan logique, je me rends compte que la notion-clé est celle de déterminisme par rapport au monde tel qu'il est, disons: le monde matériel. Il suppose qu'on a défini un intérieur et un extérieur, et, à l'évidence pas seulement sur une base spatiale. Pour l'immanence panthéiste, Dieu est de ce monde, il est tout ce monde mais il n'est que lui. C'est un immense organisme sans fin ni origine qui est soumis à toutes les forces qu'il contient et qu'il régule tant bien que mal. On imagine mal comment lui appliquer le concept de liberté, et moins encore de liberté absolue. Le Dieu unique transcendant, quant à lui, n'est pas de ce monde; il peut donc avoir tout pouvoir sur lui sans être soumis à aucun force de nature matérielle. En théorie.

La liberté absolue de l'être transcendant doit aussi être appréciée par rapport à l'origine de l'univers matériel. Le Tout étendu serait né, au Big Bang, d'un tout sans extension; la matière serait née de l'absence de matière. Donc, à l'origine de tout, on peut supposer un monde immatériel et indéterminé, sans contenu ni périmètre. Cet esprit omnipuissant, cette immatière en somme, pourrait d'ailleurs cohabiter avec la matière, comme si sa formidable transformation originelle ne l'avait pas affectée dans sa nature.

Cette réflexion sur l'origine du monde matériel est perturbante pour toutes les croyances, particulièrement pour ceux qui, comme moi, seraient tentés, par confort, de se reposer dans la foi panthéiste. Il est impossible de ne pas intégrer dans son système du monde la question de la fondation, celle du temps et des transformations. La faille énorme, rédhibitoire, de la pensée panthéiste, du spinozisme en particulier, est d'imaginer un monde de toute éternité, un monde sans histoire. Et je suis prêt à basculer pour la transcendance et la cause spirituelle, ne serait-ce que pour en revendiquer la possibilité.

Si la liberté absolue peut suffire à définir le concept de Dieu, cette définition ne nous aide pas à nous situer, nous humains, par rapport à Lui. Soit Il nous comprend, nous renferme en Lui-même, soit Il nous domine de haut, de loin, de longtemps. Nous ne saurons jamais exactement. Le plus sage est selon moi de préserver une double croyance: la panthéiste, calme et tranquille, qui s'accorde le mieux au quotidien; la monothéiste, aux moments de plus forte exigence spirituelle. Au plan religieux, le christianisme me semble proposer une synthèse entre les deux systèmes de croyance (ma façon de voir est sans doute hérétique). Car si le Père symbolise l'éloignement propre à la transcendance et la création, le Fils symbolise son avatar humain en lequel nous pouvons nous reconnaître dans notre for intérieur et dans la permanence des jours, étant en lui comme il est en nous. Quant à l'Esprit, c'est le principe éternel de continuité qui aurait préexisté au monde matériel, lui aurait donné naissance et continuerait de nous environner. Avec ces trois pôles que le Verbe sacré, au travers de tous ses écrans symboliques, nous présente comme rassemblés dans l'Unité définitive, nous pouvons échapper à nos déterminations personnelles et naviguer virtuellement dans l'entier univers.

Le monde des intelligibles

J'imagine un plan supérieur de l'immanence, qui n'est plus le monde sensible du panthéisme ordinaire, mais le monde intelligible platonicien peuplé d'Idées et de Formes. Dieu n'y figure pas mais l'esprit humain peut s'y mouvoir librement, en faire son champ d'action, et cela sans sortir du temps existentiel. Le monde intelligible, ou plutôt le monde des intelligibles, en tant que plan supérieur intermédiaire, est bien le produit (ou le signe) d'une forme de transcendance, mais il peut rester à lui-même sa propre explication, se dispenser de Dieu en somme. Il reste parfaitement accueillant à l'homme et forme un tout. Et l'on pourrait s'en tenir à lui sans se référer à ce qui le dépasse: c'est bien une position panthéiste dans un monde d'idées pures. Il est curieux de constater que le plan du monde sensible, base classique de l'immanence panthéistique, est plus mystérieux, plus troublant, plus déstabilisant, en un mot plus étranger, donc plus propice à la foi que le plan du monde des intelligibles, siège d'une immanence simplifiée et comme raffinée, qui peut se suffire à elle-même.

Le temps de la terre

Dans la religion chrétienne, le Christ est le point en apparence le plus fragile de la solution métaphysique apportée par la religion qu'il a fondée. Et c'en est pourtant le plus spécifique et le plus déterminant. Fragile en apparence, car le Christ est Homme qui lui-même est Terre. Comment, en toute logique, ne pas alors réduire le Christ à une créature purement terrestre ? Parce que le Christ est l'âme divine tombée dans le temps terrestre et que le Verbe divin est assez souple pour s'adapter à d'autres mondes que la terre, à d'autres temps que le temps terrestre, à tous les mondes capables d'accueillir l'âme divine. Autant de mondes, autant d'avatars du Christ, des milliards de Christ.

Comment ne pas être dualiste ?

Affirmer que le monde matériel a une origine, comme le soutient la science la plus sérieuse, cela revient à dire dire qu'il y a quelque chose qui précède la matière. Est-ce l'esprit ? Une autre matière ? Quels que soient le nom et la signification qu'on donne à ce principe créateur préexistant à la matière actuelle, il est impossible de ne pas être dualiste. C'est ce que j'appellerai la preuve par l'origine. Deux réalités se côtoient, dont l'une est peut-être à l'origine de l'autre. Dans ma formulation, j'ai veillé à ne pas  forcer la signification des mots et je ne vois pas comment échapper à une évidence.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en juin 2023