AOÛT 2016 - Cet esprit qui travaille en moi - Lecture de Leiris - C'est de moi que je parle - Tourner autour du pot - Ascèse - Les contemporains - Deux générations de critiques littéraires



Cet esprit qui travaille en moi

Une force souterraine travaille en moi qui ne me laisse pas en paix tant que je n'ai pas donné une traduction à ses appels informes, soit par des pensées expresses, soit par des actes. Deux instances du moi essaient ainsi de communiquer et de se comprendre. La première, que je ne saurais nommer - l'esprit  ? - préside à l’autre, qui pourrait être la conscience.

D'où ces réveils très matinaux hantés par des interrogations essentielles qui durent jusqu’à ce que j'aie formulé avec mes propres mots les impératifs spirituels présentés à la conscience. L'esprit, toujours renaissant, est plus fort, beaucoup plus fort, que moi, que "le moi". Je perçois ceci très concrètement. Il ne s'agit pas d'une perception que j’ai empruntée aux livres, ni d'une facilité de la conversation. Non, l'esprit est bien là, ne m'appartenant pas tout à fait, ne sachant comment se manifester à la conscience qui, elle, est mienne. L'esprit frappant à ma porte semble soucieux de me voir prendre le bon chemin, il s'inquiète de mes errances, essaie de me signifier quelque chose mais il me semble que son langage n’est pas le mien, qu’il n’est pas connaissable immédiatement. Je garde toutefois la capacité de rester attentif à cet informulé qu'il véhicule. J'essaie sans relâche de lui proposer des interprétations, des solutions.

Ce matin, j’interprète le message du jour sous cette forme: " avant tout, veiller à mourir réconcilié ". L'esprit me prescrit de ne pas trop désirer, de ne pas trop regretter, de ne pas me noyer dans la diversité et la multiplicité du monde, de ne pas essayer de rattraper le temps perdu. Avant de me rendre à son invitation, je lui résiste un peu: comment parvenir à éteindre en moi l'aspiration au savoir universel sans perdre l'instinct de vie dans le temps qui pourrait m'être encore imparti ? Mais ce message de réconciliation définitive finira par s'imposer. J'avais déjà compris qu’une certaine pratique de la philosophie était le meilleur outil pour y parvenir.

Lecture de Leiris

Difficulté à entrer dans les deux premiers tomes de la Règle du jeu de Leiris (Biffure, Fourbis). A être capable de les commenter. A en pénétrer le sens de manière pertinente, à dialoguer virtuellement avec l'auteur, à saisir mes sympathies et mes antipathies. Cette difficulté ne peut être surmontée qu'en lisant très lentement, en attachant de l’importance à chaque détail, et, s’agissant de Leiris, à chaque mot. Car pour Leiris, le sens ultime réside dans le mot. Toute phrase prépare chez lui l’avènement d’un mot. Il ne peut donc être question de le lire en galopant à travers les pages comme avec un roman traditionnel. Ce ne peut jamais être une lecture de pure distraction. Au fond la concentration indispensable dans l'acte de lire ressemble ici à celle du lecteur de philosophie. La ressemblance s’arrête là car il ne s’agit pas ici de dialectique mais d’une littérature à la fois pure, car extrêmement soucieuse de la forme, et impure en tant que mélange complexe de genres littéraires.

Pour le résumer, ou plus exactement pour garder des traces de lui, je me suis amusé à faire une combinatoire de mots-clés que j’ai disposés à plat sur Power Point et auxquels j’ai associé des illustrations, comme dans un collage. Sorte d’aide-mémoire à destination toute personnelle, sans intérêt sans doute pour les lecteurs extérieurs du blog*. Pour commenter la Régle du jeu avec quelque pertinence, plusieurs nouvelles lectures seraient nécessaires, chacune s'attachant à un aspect particulier de l’œuvre (les gens, les objets, les idées, les mots eux-mêmes). A l'issue de ces lectures multiples le sens profond de l’œuvre finirait peut-être par se révéler par effet de superposition, comme les textes à demi-effacés d’un palimpseste. Ce travail n’est pas à ma portée. Je l’imagine selon les jours soit comme une véritable recréation, soit comme un exercice de style parfaitement inutile.

Plus tard. L’effort que je consacre à la lecture de Leiris est bien méritoire. Je m'immerge dans une forme de préciosité littéraire, je me laisse impressionner par un brillant exercice de style. Mais ne serait-il pas temps de revenir à plus de simplicité ?

* à la réflexion, cette manière visuelle de donner une interprétation personnelle de certains livres (qui ne sont ni suite logique d'arguments ni récit) reste intéressante. Envisagée ici pour la Règle du jeu, elle s'appliquerait très bien aussi aux ouvrages de Bachelard sur la psychanalyse des éléments. Dans ces ouvrages, la combinatoire des mots-clés, des mots-concepts est plus importante que la dialectique, que la grammaire même. Loin des phrases, qui pourraient ici être pesantes, on pourrait imaginer un langage visuel utilisant les mots comme matériaux souples et concrets au travers d'assemblages à géométrie variable capables de faire vibrer leur significations respectives et d'améliorer l'intelligibilité de  leurs rapports. Il n'est pas interdit d'y ajouter un glossaire sélectif pour lever toute ambiguïté. Au delà du procédé temporaire permettant d'illustrer à ma manière la vie des mots, je sens bien que j'aurais besoin d'être initié à la philosophie du langage, notamment pour mieux comprendre l'articulation entre  langage et perception. [ajouté en avril 2023]

C'est de moi que je parle

Dans mes expériences de lecture, je choisis habituellement la difficulté : je me fais les dents sur des matériaux à haute teneur intellectuelle, comme pour me prouver que je suis capable de d’analyse et de réflexion ! Aujourd'hui j'aurais envie de faire plus simple, à savoir d’écrire en utilisant le matériau dont je suis le seul dépositaire et que personne ne peut me disputer : mon existence et ma vie. L’existence, ce serait la pierre qui roule et la vie, la trace laissée par cette pierre sur le chemin. Le soliloque intérieur accompagne l’existence et la mémoire reconstruit la vie. Journal et autobiographie pourraient ainsi remplacer livres et étude.

Remplacer ? Les deux vont de pair et c’est leur alliance que je célèbre finalement dans ce journal de lecture. L’étude peut venir en soutien de la vie intérieure si je le veux ainsi. Elle peut aussi, il est vrai, se nourrir d’elle-même et finir par ne plus interférer avec l’âme, provoquant alors une certaine lassitude. La vie intérieure peut-elle se nourrir exclusivement de littérature et d'art sans jamais avoir recours à l'expérience personnelle du lecteur ? A quoi sert la vie, notre vie, si le beau, le vrai et le bien se trouvent uniquement dans les livres ? Je crois que les livres facilitent l’accès à nos propres trésors, et ceux que je choisis (après bien des hésitations c’est vrai) sont ceux que je crois capables d'établir un pont vers le moi le plus profond. L'écriture personnelle à ma portée est alors un dialogue entre l'auteur et moi, une rencontre entre ses idées et celles que je crois miennes. Il ne s'agit pas seulement d'une recherche d'inspiration, mais bien d'un échange et d’une confrontation. Ce ne peut être le fait que d'un nombre limité de livres et donc d'auteurs, d’où les nombreuses fausses routes, la lassitude, l’impression de temps perdu.

Tourner autour du pot

Parler de l'essence des choses c'est remonter à Dieu, mécaniquement. Pourquoi tout homme, chacun à sa manière est-il intéressé à ce concept étrange, car pas du tout naturel, qu’est, ouvrez les guillemets - l’être - fermez les guillemets ? Kant a probablement expliqué quelque part que c’est une constituante intrinsèque de l’entendement humain à laquelle il est difficile d’échapper. Au plan individuel, le plus simple est de convertir cette tare propre à l’espèce en la croyance en Dieu, l'être des êtres. Je fais partie de ceux qui n’en finiront jamais de tourner autour du pot et c'est peut-être le mode de croyance le plus habituel.

Ascèse

Le corps, désormais, est l'organisation physiologique minimale au service de soi. Il demande de ma part infiniment de respect si je veux en faire, plus que jamais, le véhicule et l'abri. Il ne sera plus tendu vers l'autre, attendant le signe ou le don. Il ne se présentera plus que vêtu de la dignité de son âge, sans attente de réciprocité. Seul T. le reconnaîtra dans son essentielle nudité**. 

**Se souvenir de la définition de l'âme comme image du corps (Aristote). J'aimerais ajouter que le corps est à son tour l'image de l'âme, que corps et âme sont deux miroirs se reflétant comme miroirs, miroirs qui se modifient insensiblement avec le temps [ajouté en avril 2023].

Les contemporains

Seules les œuvres contemporaines (Leiris, Barthes, Gracq, Breton, Kafka, Pessoa, etc ...) pourraient m'apporter ce surcroît de vision que j'attends de l’existence. Faisant écho à des tendances personnelles, profondes en moi mais qui pourraient n'être jamais vécues, ils me montrent le chemin ou, plus exactement, ils subissent les épreuves auxquelles je ne serai jamais exposé mais qui me sont néanmoins familières. Eux, en tant que créateurs du XXè siècle, ont ressenti la nécessité, quasi-historique, de repousser les frontières que leurs prédécesseurs avaient tracées. Leur sensibilité, leur intelligence, leur force spirituelle les enjoignaient de le faire. Et je suis moi-même un homme de la deuxième moitié du XXè siècle ; je porte en moi, consciemment ou non, passivement ou activement, tout ce qui m’a précédé. La conscience individuelle est dépositaire, qu’elle l’admette ou non, de l’histoire collective, tout particulièrement en matière de sensibilité littéraire. L’ennui c’est que le lecteur moyen n’a pas gagné en capacité intellectuelle. Il est donc contemporain d’une culture qui finit par le dépasser complétement. Là encore, il faut choisir ses auteurs avec tout le risque d’arbitraire que ça implique. Combien est plus confortable la lecture des écrivains du passé, comme Gautier, France, Loti et Sainte-Beuve ! Mais je n’ai à attendre d’eux si je veux progresser en esprit. Ronronner avec eux, oui, ça c’est toujours possible.

Deux générations de critiques littéraires

Comparaison de la méthode beuvienne liant l'œuvre à la vie et à la psychologie de l'auteur, d'une part, à la méthode Poulet/Richard/Bachelard faisant appel aux sources imaginaires et aux conceptions métaphysiques, d'autre part. Il me semble que ces deux méthodes critiques devraient être toujours conduites de concert. La vie c'est un mouvement, un jeu changeant d'influences. L'imagination, comme les conceptions métaphysiques, se modifient sensiblement avec le temps. Je constate que Poulet et Richard substituent, de manière au demeurant magistrale, à la dynamique vitale une dynamique des idées (ou de l'esprit) prêtée aux auteurs. Chez les deux essayistes (Poulet et Richard) le procédé de création est le même. Une situation de départ qui va graduellement se modifier, s'altérer, s'inverser même, les idées les plus contradictoires pouvant se présenter successivement chez un auteur donné. L'inconsistance et l'incohérence de l'être est sauvée par l'hypothèse d'une dynamique interne, détachée de l'existence matérielle, qui relie de manière diachronique toutes ces visions hétérogènes.

Sainte-Beuve utilise des traits de personnalité plus élémentaires que ceux de Poulet et de Richard, relevant plutôt de la caractérologie de La Bruyère, mais, comme eux, il relie leurs fluctuations aux péripéties de l’existence matérielle. Sainte-Beuve rêvait de créer une typologie des personnages de l’histoire littéraire mais il n’est jamais parvenu à une telle synthèse. Je fais l’hypothèse qu’il y a renoncé car plus il entrait dans les détails des biographies, plus il réalisait le manque d’unité de l’existant, c’est-à-dire de celui qui existe en sa vie. Poulet et Richard partent d’un point de vue presque opposé : ils sont d’emblée persuadés que l’individu humain n’est que mouvement et variation, que c’est en vain qu’il s’efforce de retenir l’unité en soi. Chez eux on perçoit également une intention de caractérologie utilisant non pas les traits psychologiques stricto sensu mais les aspirations métaphysiques des créateurs. Autant dire que les personnalités y sont encore plus fuyantes et insaisissables que dans une typologie des tempéraments psychologiques traditionnels. L’objectif impossible auxquels je soupçonne que Poulet et Richard aspirent c’est de découvrir les lois du mouvement intérieur, ce qui fait qu’un homme, en son for intérieur, n’est jamais le même.

gilleschristophepaterne@gmail.com, révisé en avril 2023