OCTOBRE 2017 - Une alliance - Pourquoi la liberté? - Déprise - Plein, fini... - Et restreint - Sensibilités littéraires - Littérature et religion - Encore un souffle - Pour Sainte-Beuve

Une alliance

Le soliloque de la conscience renferme l'homme sur lui-même (existentialisme). Comme l'inconscient elle emprisonne le sujet dans la prison du moi (psychanalyse). La raison classique, en rattachant l'individu à des types, relativise au contraire le caractère tragique attaché à l'identité personnelle. Il en est de même pour le premier romantisme qui use de l'imagination et de la rêverie pour transporter le soi vers l'ailleurs, l'antérieur, la source primitive. Cette alliance objective des lumières et du romantisme des débuts du 19è me convient et me définit assez bien. En définitive, la libération spirituelle ne doit être attendue ni d'un plongeon aventureux dans l'inconscient ni du rabâchage des interrogations personnelles mais dans la confiance en la raison associée à la quête poétique des idées et images originelles. 

Pourquoi la liberté?

C'est étrange que la notion de liberté s'impose à nous comme un absolu alors que rapportée à nos actes individuels elle n'a qu'un fondement relatif. Il n'y a pas d'actes libres, donc pas de pensée libre, puisque la pensée est acte et que tout acte est absolument déterminé, soumis au principe de causalité. Un acte nous paraît libre parce que nous ne discernons pas immédiatement ses causes. Or il y en a toujours, y compris dans les dispositions les plus intérieures. On qualifie de libres les actes qui ne nous sont pas imposés par une personne, un pouvoir, une maladie, une disposition physique ou psychique invalidante. Soit, mais quid de toutes ces causes imperceptibles qui nous déterminent en permanence sans que notre conscience y ait la moindre part ? Pourquoi alors aime-t-on se croire libre ? D'où nous vient cette illusion ? Pourquoi cette idée contraire à notre nature ? Y a-t-il un espace-temps imaginaire où nous sommes totalement libres, ce qui expliquerait notre disposition innée à le croire applicable à la réalité ?

Déprise

Mon chemin se resserre mais, dans le même temps, les limites de mon être sont de plus en plus floues. Je suis en bonne santé, je ne me laisse pas aller mais j'abandonne peu à peu toutes les déterminations sociales, professionnelles, généalogiques.

Plein, fini...

Les notions de nombre et d'espace sont des outils de l'intelligence humaine qui impliquent  leurs propres limites. Ce que les mathématiques nomment l'infini est une borne et l'aveu d'une infirmité. Par comparaison, le temps occupe un périmètre mental moins restreint qu'il partage avec la plénitude. Pour que cette plénitude se déploie sans retenue, il faut d'ailleurs la débarrasser de toute association avec l'espace et avec le nombre. Si l'infinité suffisait à définir la création, alors les innombrables trous, manques, ratés, défauts, seraient des soustractions infimes dans un monde infini qui demeurerait inchangé par ces soustractions.  J'en déduis que le fini et l'infini ne peuvent être déduits l'un de l'autre, mais surtout que l'infini est incommensurable au réel lequel est selon moi doté à la fois de plénitude et de finitude.

Et restreint

La relativité restreinte, loin d'élargir notre vision de la création, la retient dans des limites plus resserrées. Elle ampute aussi bien le temps que l'espace de leur prestige métaphysique en les réduisant à deux variables mathématiques dépendantes l'une de l'autre. Notre culture faisait de l'infini un pilier de la métaphysique alors que c'est le signe d'une impuissance.

Nullité

Les personnalités hors du commun me font prendre conscience de la nullité du troupeau dont je fais partie. On doit prendre ce mot nullité dans le sens paradoxalement positif qu'on lui donnait au XVIIè. La reconnaissance de sa propre nullité est une forme de renoncement à un accomplissement personnel alors considéré comme dérisoire. La reconnaissance de sa propre nullité n'entrave pas l'essor spirituel. Il tend au contraire à le favoriser en nous invitant à changer d'objet de vénération.

Sensibilités littéraires

L'histoire de la sensibilité littéraire ou religieuse, avec ses figures remarquables, semble plus satisfaisante au plan humain que l'histoire de la philosophie, des philosophes et des idées. Elle est sans doute plus complexe encore. Il est peut-être une manière d'en faciliter l'étude, c'est de partir de certains noyaux, groupes, écoles ou cénacles en privilégiant la dimension collective et synchronique par rapport à la dimension individuelle et diachronique. Le Port-Royal de Sainte-Beuve est un exemple remarquable de cette façon d'aborder la sensibilité littéraire et religieuse. Son Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire en est un autre exemple. Dans mes lectures antérieures qu'il faudrait reprendre avec ce nouveau regard figurent la Sorbonne du temps d'Abélard, le cercle romantique de Iéna, celui du petit cénacle autour de Nerval et Gautier et celui des lakistes anglais. Voici une direction nouvelle que je pourrais donner à mes lectures.

J'ai toujours ressenti une grande difficulté à écrire de manière pertinente et originale sur la littérature. D'abord, je ne vois pas l'intérêt de résumer des œuvres ni de les paraphraser. Ensuite, si la lecture de la littérature et de la critique est d'un grand profit pour l'esprit, elle ne produit pas spontanément chez le lecteur des pensées originales. Les conjonctions qui permettent à l'amateur de prendre pied personnellement dans des situations qui auraient pu lui rester à jamais étrangères sont miraculeuses. Et il me semble qu'en matière de sensibilité littéraire et religieuse la méthode de Sainte-Beuve, qui place chaque personnalité étudiée dans le terreau culturel complexe qui l'environne, est bien plus propre à réveiller la sensibilité du lecteur qu'une simple monographie dans un manuel d'histoire de la littérature.

Dans les deux grandes études littéraires de Sainte-Beuve que j'ai mentionnées plus haut, le détail à toute son importance. C'est le détail qui permet au lecteur attentif et assidu d'entrer de plain-pied dans l'intrigue et en résonance avec les acteurs, comme dans un roman. J'imagine que Sainte-Beuve ressentit une certaine frustration, ultérieurement, à devoir écrire pour les revues des monographies de vingt pages (regroupées dans les Lundis). Ces courts essais font mon délice depuis des années mais je reconnais que je me noie dans la diversité des innombrables personnages étudiés. Lorsqu'on lit, comme je l'ai fait, les quinze volumes des Causeries, on en retire une impression de fragmentation et on est frustré de ne pouvoir entrer plus avant dans l'atmosphère culturelle des contextes décrits. Pour compléter le travail de Sainte-Beuve, selon un projet qu'il aurait peut-être d'ailleurs souhaité faire lui-même, il faudrait regrouper les monographies autour de centres permettant de mieux sentir le jeu des personnalités et des sensibilités qui y concourent. Le rôle du lecteur serait alors plus actif et sa pensée mieux orientée : il s'agirait de reconstituer les liaisons et les correspondances, proches ou lointaines, entre les protagonistes, de reconnaître ses affinités et des rejets, de trouver sa propre place dans l'ensemble auquel on aurait ainsi redonné vie.

Voici d'ailleurs un certains temps que je comptais réorganiser les Lundis autour de noyaux naturels, notamment pour les auteurs de mémoire ou de correspondance privée, lesquels n'ont pas la place qu'ils méritent dans les histoires de la littérature. J'ai commencé ce travail à partir des tables des matières de l'ensemble des l'œuvre et après une première lecture de la quarantaine de volumes de 500 pages chacun que forment les Causeries du Lundi, les Nouveaux Lundis, et les Premiers Lundis. Pour ma seconde lecture j'aurais intérêt à faire d'abord des groupements thématiques dans l'esprit indiqué plus haut, histoire de donner plus de sens à mon projet de lecteur et de m'autoriser un point de vue critique, voire historique.

Je m'avise que ce regroupement thématique des Lundis a été entrepris par Maurice Allem, pour les grands ecrivains essentiellement. Cela a fait l'objet d'une collection publiée par Garnier dans les années 1920-30 avec comme sous-titre: Les grands écrivains français. Ma nouvelle lecture des Lundis que j'envisage pourrait donc se faire dans cette collection plutôt que dans les Lundis originaux.

Note à la révision (juin 2023). Comme son titre l'indique, l'édition de Maurice Allem laisse de côté les très nombreux Lundis traitant des mémorialistes et des historiens. Or Sainte-Beuve doit être considéré non seulement comme  un critique et un historien de la littérature française mais aussi comme un véritable historien travaillant sur les sources secondaires mais en les comparant d'un point de vue critique. J'ai toujours, à la date de cette révision, le projet d'une relecture critique des Lundis traitant de l'histoire de France et de ses grands acteurs, en les abordant par périodes et par thèmes. Ma relecture actuelle du Port-Royal est une préparation à ce projet. 

Littérature et religion

Je pourrais me décrire comme un véritable parasite de la sensibilité littéraire religieuse, conçue comme un vaste corpus, un arbre aux mille ramifications, riche d'innombrables fruits, et dont il est impossible d'épuiser les ressources. Incapable par moi-même de m'en tenir sérieusement et durablement à une foi particulière, je les adopte tour-à-tour, comme si elles pouvaient toutes trouver leur chemin en moi. Je suis disposé à partager toutes ses sensibilités religieuses pourvu qu'elles ne débordent pas vers le Dogme, la Politique et les Églises. C'est pour ça que je me considère comme un insecte butineur qui fait son miel de multiples fleurs. C'est en cultivant un tel don que je pourrai peut-être trouver le salut bien que cette façon de faire soit l'inverse de l'orthodoxie !

Je sais que je n'ai plus le temps d'approfondir autre chose, si du moins je suis capable au moins de cela, que le sentiment littéraire. C'est-à-dire, pour simplifier, d'enrichir naturellement, par un mouvement spontané, mon vocabulaire amoureux. Quelques mots de plus.

Il faudrait en particulier relire Lamartine comme poète religieux (titre qu'il revendique lui-même dans le titre de son premier recueil) et non pas comme poète romantique stricto sensu. J'ai l'impression que cette perspective peut convenir à un lecteur moderne. La pose romantique, si souvent jugée désuète et chargée de clichés, pourrait laisser la place au sentiment généreux d'une union entre l'Humanité et la Création divine. D'ailleurs je me demande s'il ne faudrait pas lire toute la poésie romantique, jusqu'à Baudelaire, Rimbaud et le Hugo tardif, dans ce climat essentiellement religieux.

On peut d'ailleurs avoir de la religion et être complétement dépourvu du sentiment religieux (Descartes, Chateaubriand), et, inversement, avoir le sentiment religieux sans adhérer à aucun dogme (Rousseau), voire en agnostique (Senancour, Vigny, Guérin, Hugo, Renan, Sainte-Beuve). Pour ces derniers, qui sont légion, l'agnosticisme est même une revendication authentique de la foi. Je me rangerais volontiers dans cette dernière catégorie.

Encore un souffle

Quoi qu'il en soit de mes « croyances », il est clair que je m'achemine peu à peu vers un statut où je ne demande pas à Dieu de venir à moi, ni n'aspire à le rejoindre mais où je me fonds dans l'universel en rejetant une à une, et souvent laborieusement, toutes mes déterminations individuelles. Préparation à la mort qui en vaut une autre et qui est probablement banale. Il est paradoxal de devoir se servir du peu qu'il reste en nous pour nous débarrasser de ce peu: il arrive probablement un moment où le soi devient si évanescent qu'il n'est plus même en mesure de nous acheminer vers le moment ultime. C'est peut-être la définition du dernier souffle qui est encore un souffle.

Pour Sainte-Beuve

Les sensibilités littéraires dans des milieux bien définis dans le temps et dans l'espace. Cela relève de l'histoire de la littérature et c'est d'autant plus intéressant que les historiens (ou les critiques) parviennent, comme Sainte-Beuve, à inscrire les tempéraments individuels, dans leur diversité et leur hétérogénéité, dans le dispositif d'ensemble. La grande source de découverte et d'étonnement pour le lecteur réside dans la fusion entre des êtres si divers au nom d'une cause purement spirituelle. Comme si la cause elle-même était beaucoup plus réelle que ne le seront jamais les acteurs qui s'agitent autour et tendent vers elle. Cependant, on ne peut comprendre intelligemment cette unité qu'en pénétrant la diversité qui y aspire. C'est la différence avec la démarche philosophique qui cherche à se débarrasser coûte que coûte du particulier pour atteindre le général, abandonnant ainsi tous les matériaux, toutes les volontés individuelles qui contribuent à donner naissance, à fomenter et à nourrir l'Idée. L'Idée, unique réalité, mais aussi construction collective qui émerge du divers et qui est entretenue à jamais par le divers.

Grâce à l'histoire des sensibilités littéraires, mais aussi grâce à l'histoire des courants de l'art (et non pas dans l'histoire de la littérature et l'histoire de l'art en général), il doit être possible de réaliser cet objectif intellectuel qui consiste à atteindre le général par le particulier et de pouvoir revenir au particulier après avoir pénétré l'idée générale. Cette navette permanente entre les deux points de vue (général-particulier) est propre à entretenir l'intérêt intellectuel.

Je comprends mieux maintenant pourquoi il m'arrive d'être décontenancé par la poétique des éléments (feu, eau, air, terre) de Bachelard ainsi que par les essais de G. Poulet et de J.P. Richard sur les écrivains face au temps et à l'espace. Ces critiques décomposent à l'envi les modes de perception et d'imagination du monde physique en postulant que la personne de l'écrivain était le lieu d'une synthèse, la garantie d'une unité. Or j'ai plutôt tendance à penser que la personne est un accident, un complexe fugace d'attributs, de qualités, de sensations et de pensées, capable de retenir un moment et dans un  certain contexte, un reflet de l'idée, puis de s'en faire le témoin par l'écriture. Un révélateur.

Pour cette raison l'écrivain est plus intéressant à étudier dans le réseau complexe de ses influences que comme un agent chimiquement pur. C'est ce que pense Sainte-Beuve qui est d'autant plus intéressant qu'il transcende l'individu-écrivain pour accéder à un certain domaine de la sensibilité collective, comme dans les études approfondies que sont Port-Royal et Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire. Pour rester dans des analogies d'ordre chimique, ou plutôt alchimique, l'écrivain est un simple réactif ou un type d'agent entrant dans une composition complexe. L'intelligence qu'on acquiert peu à peu, en tant que lecteur, de ce complexe subtil nous permet de percevoir de plus en plus nettement l'Idée qui y préside et, peut-être, de trouver des mots pour rendre compte du processus par lequel elle accède à la conscience. En tout cas, c'est ça qui m'intéresse et je suis pour Sainte-Beuve. 

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Révisé en juin 2023