JUIN 2017 - L'urgence et le salut - Deux fonctions du langage - Sans certitude - Celui-ci et celui-là - Reconstitution in extremis -

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L'urgence et le salut

Urgence, largement partagée, j'imagine, par les gens de mon âge. Lorsque ce sentiment a fait sa place en moi, il y a quelques années, je l'ai spontanément associé à la notion de salut. Notion chrétienne, a priori étrangère, mais pour cette raison même, source de curiosité. S'il existe bien chez moi une aspiration au salut, c'est que j'ai trop souvent manqué à mes devoirs d'existant, trop composé avec la nécessité, trop été soucieux de prendre ma place dans la société, pas assez aimant ni généreux. Au début de cette remise en question, il y a quatre ou cinq ans, j'ai ressenti le besoin de comprendre le Christ et l'Évangile. Je me suis préparé à une conversion, et même à un pacte avec le dogme. Il fallait aller jusqu'à cette extrémité pour prendre conscience de l'impasse que c'était. 

Exit la religion. Exit l'appel chrétien. Restait cette urgence dans sa forme authentique et toute personnelle. Elle n'avait pas encore pour moi de nom et je ne voulais pas en hâter la signification. Aujourd'hui le voile se lève un peu: ma vie est un tout que je dois boucler pour être le maître de ma mort, à défaut d'avoir été celui de ma vie. 

Mais que puis-je pour mon salut, moi qui ne crois qu'au devoir humain ? Pourquoi, dans mon incrédulité foncière, ne suis-je pas plutôt devenu nihiliste et indifférent à tout ? Pourquoi ne continué-je pas d'aller au petit bonheur avant de disparaître, déchargé de la responsabilité d'y être pour quelque chose ? Pourquoi retenir ce qui va à vau l'eau ?

Arrivé à ce point je bute sur la réalité de la condition humaine, sur les limites de mon intelligence, sur la carence de mes moyens d'expression. L'homme sage pourtant ne renonce pas. Il accepte de s'avancer jusqu'aux confins de l'incompréhensible. L'urgence existentielle, sentiment indépassable, c'est peut-être cela: assumer son tour de parole pour faire progresser, même imperceptiblement, la frontière du dicible. Et pour cela, user de tout ce qu'on est, au moment où on parle, de tout ce qu'on est capable de porter de ce qu'on fut et qu'on véhicule encore aujourd'hui.

Note ajoutée à la révision (juin 2023): l'urgence, le salut si l'on veut, a toujours chez moi une base rétrospective. Il ne s'agit pas de gagner une place ailleurs et pour l'éternité mais de reconstituer "mon tout", tel qu'il s'est manifesté au petit bonheur pendant l'existence, et de le faire quand il est encore temps - puisqu'on meurt avant de mourir. S'il y avait une autre vie après la mort, il faudrait bien choisir celui de nos "mois" qu'on emporterait. Dans tous les cas on ne peut échapper au devoir de sauver de ce qui est sauvable. Le grand modèle, c'est Rousseau (Rousseau par Jean-Jacques, Les confessions). 

Deux fonctions du langage

Rationnel/irrationnel. Trop simple ! Où est la frontière ? La logique poussée à ses limites, usant d'un langage réduit à des signes sans réalité, n'aboutit-elle pas à des absurdités ? En vérité, la ligne de partage n'est pas entre le rationnel et l'irrationnel mais entre ces deux nécessités de l'esprit humain: connaître et exister. Connaissance et existence se traduisent toutes deux dans le langage humain mais tandis que la première ne retient du langage que son aspect conventionnel et objectif, la seconde use beaucoup librement de l'ambiguïté. Le soliloque intérieur, voix qui parle sans interruption au fil des heures, qui nous entretient inlassablement de nous et du cosmos, est un défi à la linguistique. Et sans ce soliloque, sans ce défi permanent aux règles, à quoi l'existence se réduirait-elle ? La réalité, elle est là avant tout: dans ce langage détourné, sainement irrationnel, et pourtant porteur d'une signification essentielle. Pas besoin, pour la démonstration, d'aller chercher chez ceux des écrivains qui dévoient délibérément et méthodiquement les règles du langage, qui le transforme en une matière poétique. Non, chacun le fait en permanence dans l'intérieur secret ou gît le mystère de l'existence.

Les deux fonctions du langage. Tout pour moi, aujourd'hui, pourrait se réduire à cela. Déjà j'avais gommé la frontière artificielle entre sujet et objet. Maintenant j'abolis celle qui sépare abusivement le rationnel de l'irrationnel. Il ne me reste donc plus que le langage nu et, qui plus est, le langage qui se met au service de l'existence, qui ne se préoccupe plus de connaissance sinon pour en détecter, par jeu, les limites, et qui jouit de toutes ses capacités.

Ces réflexions sur le pouvoir de la langue me sont suggérées, toujours très indirectement bien sûr, par mes lectures actuelles: Barthes dans son autobiographie intellectuelle (Roland Barthes par Roland Barthes) et Jean-François Revel dans sa critique de la philosophie contemporaine et notamment du structuralisme et de la sémiologie (Pourquoi des philosophes? et La cabale des dévots). Revel prend la philosophie à la lettre et il a dès lors beau jeu de critiquer les philosophes qui abusent des règles de l'esprit (au sens classique du terme) ou de ceux qui font passer le vieux pour du neuf. Je comprends, au nom du bon sens, sa critique pleine de verve et d'ironie. Il est mon porte-parole à certaines heures et je lui sais gré de dénoncer cette foire aux idées qu'est la philosophie universitaire. Mais, à d'autres heures, je ressens le besoin de me retourner vers Barthes pour profiter pleinement de son message à lui, de son ironie infiniment plus subtile, de son double-jeu assumé. Que dit-il ? Que tout se réduit à des effets de langage - y compris chez le critique des philosophes et des philosophies qu'est Revel ! Barthes nous rappelle à cette fonction primaire du langage qu'est la fonction sémiologique: elle donne du corps et du relief à l'existence en nous permettant de capter les signes qui en émanent et en débordent. Sous couvert de glose et de langage savant (sans doute ironiquement et comme pour donner le change à l'académie), il dévoile dans cet ouvrage le langage qui précède celui de la communication sociale et de la connaissance objective. Il en déplace la signification et les règles (ce qu'il appelle quelquefois le déport) sans attenter au partage et à la suggestion. Il en joue au sens propre.

Alors: Barthes ou Revel ? Les deux sans doute, alternativement mais certainement pas conjointement, car je les vois irréconciliables en moi. J'ai d'ailleurs un peu exagéré les oppositions car Revel dans les ouvrages cités ne s'appesantit pas trop sur la critique de la sémiologie sensu stricto. Peut-être avait-il senti que l'objet de la sémiologie est plus littéraire que philosophique. Revel remet les choses à leur place, en bon réactionnaire. Barthes, quant à lui, élargit l'horizon et franchit les frontières en redonnant liberté et énergie à la langue notamment dans sa dimension existentielle (autant et plus que littéraire). Donc à tout choisir, au point où j'en suis, je préfère me mettre dans les pas de Barthes, même si Revel a raison et que ça me fait du bien de le lire, en passant et sans trop m'attarder.

Sans certitude

Mon esprit transite désormais dans les zones d'incertitude. Il veut inventer et se réinventer et c'est en pleine confiance qu'il avance en terre inconnue, recevant comme une bénédiction tout ce qui vient inopinément à sa rencontre. Il a bien sûr ses limites: il ne vit pas que de lui-même et emprunte ses idées à des écrivains aimés. Il les convoque à son gré, les interprète, les manipule, les fait se croiser, et parvient à extraire de ce curieux processus d'assimilation quelques pensées qu'il croit utiles à l'existence. C'est une fonction de la vie à défaut d'être une fonction vitale. Exactement comme le désir qui cherche à s'accomplir.

L'étendue de mon esprit est tributaire du périmètre que j'affecte à ma propre existence, à la nature du terrain qu'elle parcourt spontanément, mais aussi à sa capacité de repérer chez certains écrivains ce qui lui fait naturellement défaut. Plus que l'inconnu ou l'insaisissable, c'est bien l'incertain qui est désormais son terrain d'action, cet incertain qui nimbe la conscience et qui constitue le propre du langage.

Celui-ci et celui-là

Celui-là n'a rien compris. Il s'est laissé définitivement piéger par le sens dit commun, force dont il n'y a rien à attendre pour le renouvellement intérieur et qui fait de nous un semblable parmi nos semblables. Celui-ci, au contraire, a préféré prendre les chemins de traverse et faire des détours dans la campagne, partager le pain des gens en rupture et transgresser les règles à l'insu des bien pensants. Mais il se garde bien de revendiquer son non-conformisme et d'en laisser paraître aucun signe. Il garde ainsi toute liberté de transformation, tout pouvoir de métamorphose. Celui-ci c'est moi.

Reconstitution in extremis

Revendiquer une vision du monde, consacrer les dernières années de sa vie à la bâtir, trouver les mots pour l'exprimer, l'emporter dans sa tombe. Prétention extraordinaire? Non, très banale selon toute vraisemblance. D'autant que la vision dont il est question n'est pas tant basée sur la culture et l'érudition que sur l'expérience personnelle passée au filtre de la réflexion. Il ne s'agit pas de rechercher à l'extérieur les matériaux de cette vision mais en moi les signes de sa présence, d'en faire un tout qui me relie à un certain type humain.

Au fond, parvenu à cette phase ultime, je ne m'applique pas seulement à conférer rétrospectivement une cohérence à mon existence mais je m'intéresse au projet initial, à l'esquisse inconsciente que la vie n'a réalisée que très incomplètement mais que je me sens capable de reconstruire in extremis en usant de la mémoire et de l'imagination. Mon pari est qu'en laissant le verbe suivre les derniers méandres de la vie intérieure, je retrouverai la vision de mes 20 ans et la destination du projet imaginaire que je me proposais alors.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en juin 2023