AVRIL 2017 - Un révélateur vivant - La préparer - Prendre congé - Un chant d'amour - Remonter le courant - Sursaut - Un monde meurt - Mieux vaut le vide - Le grain de l'existence - Exister ou connaître

Un révélateur vivant  

Ce serait une folie de faire de l'homme le sujet d'un monde d'où l'homme s'est retiré. Pour longtemps encore, je le crains, je ne saurai rien de l'alliance entre l'homme et le monde: c'est une réponse que la mort peut-être me révélera. Mais j'ai compris pourtant que le monde n'existe pas sans un révélateur vivant, sans désir, sans amour, sans alter ego. Dans cette alliance de l'homme et du monde les valeurs semblent s'inverser. M'intéressent désormais les éthiques du retournement et de la conversion où l'Autre est à l'origine de tout.

La préparer

Quand je parviens à détacher mon destin de tout ce qui a été écrit et de tout ce qui pourrait s'écrire encore, quand je vis de la pure substance de mon être, quand je parviens à interrompre le bavardage philosophique, quand je m'affranchis de la nécessité de trouver des modèles extérieurs, bref: quand je m'abandonne en pleine confiance au flux de l'existence sans l'amarrer aux livres et aux idées consacrées, alors il m'apparaît que je suis simplement en train de préparer ma mort. Les livres ne font que retarder la prise de conscience. Comme un dernier adieu qui n'en finit pas. La poursuite de la vie intérieure est conditionnée à ces ruptures, à ces conversions. Il est légitime de craindre la phase finale, de l'esquiver au risque de perdre définitivement le fil, on encore d'avancer vers elle avec une infinie précaution pour éviter les fausses pistes. Mais j'ai trop usé de ces formes d'atermoiements. Il faudrait maintenant être beaucoup plus hardi.

Prendre congé

J'ai retrouvé cette expression de prendre congé dans les dernières pages du Journal de Gide (année 1949 je crois). Comme lui, je pense qu'il n'est jamais trop tôt pour prendre congé. Le congé dont il est question ici est celui de la société, précédant celui de la vie proprement dite. A bientôt 66 ans, je pense et j'écris ça sans me faire aucunement violence, car j'aime ma vie et je ne recherche pas à y remédier. La mienne m'apparaît rétrospectivement favorisée. Et prendre congé fait pour moi intégralement partie de la vie; c'est une façon naturelle et banale de l'achever, mais il y faut du temps. La phase préliminaire, celle que je vis actuellement, exige d'arrêter de remplir à tout prix son existence. La vacuité, sœur de la méditation, en fait partie. Il faut veiller à ne pas perpétuer cette manie de l'action pour l'action (sociale ou professionnelle en particulier), d'autant plus quand c'est pour obtenir la reconnaissance des proches ou des pairs. Près de moi, je vois des gens de mon âge occuper anxieusement leur temps, se chercher de nouveaux devoirs, rattraper le temps perdu, dans une agitation aussi étourdissante qu'absurde. Comme s'ils ne se faisaient pas confiance et qu'ils cherchaient par tous les moyens à détourner leur regard de la vérité. C'est ainsi du moins qu'ils m'apparaissent.

Moi-même, ces dernières années, je me suis appliqué une variante particulière de cette médecine. Je me suis persuadé que la vieillesse pouvait être, plus que jamais, l'âge de l'étude, de cette étude des lettres et des sciences humaines dont la vie active m'avait trop détourné. En corollaire j'ai forcé ma pensée à fonctionner coûte que coûte en l'attachant à des objets extérieurs qui n'avaient de rapport qu'indirect avec les priorités de la conscience. Je vois certaines causes à cette transition si banale de l'existence: (1) l'entraînement mécanique et routinier qui nous fait répéter aujourd'hui ce que nous faisions hier, fût-ce sous des apparences nouvelles (par exemple: substituer au travail proprement dit des activités qui nous justifient socialement ); (2) la conviction sous-jacente que l'action est dissociée du travail de la conscience; (3) la crainte de la déchéance des forces intellectuelles.

Or tout cela m'apparaît vain à terme. La seule utilité des activités inutiles c'est de pouvoir être dépassées, c'est de susciter une réaction de la conscience. Et la conscience doit alors aller ici jusqu'au bout de son travail. Elle me souffle à l'oreille que le seul moteur qui vaille, moteur qui, je le reconnais, a beaucoup de ratés, c'est notre vie intérieure, laquelle suit son cours non suivant le mode du vieillissement et de la déchéance, mais, tout au contraire, celui d'un accomplissement spécifique à l'âge, non envisageable plus tôt. Seuls les grands sages peuvent échapper à cette règle commune.

Un chant d'amour

J'aimerais ce matin prononcer leurs noms, à défaut de pouvoir parler d'eux. Prononcer leur nom, les invoquer, parce qu'ils sont mes protecteurs définitifs, mes porte-voix, les amis de toujours et pour toujours, les figures tutélaires que je célébrerai, les intimes qui me chuchoterons à l'oreille. Ils m'accompagneront jusqu'au bout. Définitivement apaisé, sûr de leur présence à mes côtés, il ne me reste plus qu'à cultiver mes relations avec eux en les pratiquant exclusivement, en essayant de connaître chacun d'entre eux sur le bout des ongles, mais aussi en les mettant en rapport les uns avec les autres, en créant un monde imaginaire où, par mon intermédiaire, ils s'interpellent et se répondent. Enfin je veux vivre d'eux en leur consacrant s'il est possible le reste de mes jours. Ce pauvre reste ne suffirait évidemment pas pour percer le début du génie de n'importe lequel d'entre eux mais je n'affecte aucun enjeu, aucun défi à mon amour et à ma vénération. Tout est déjà acquis: ce qui importe maintenant ce n'est pas de percer des mystères ni de trouver des clés d'interprétation aux signes qu'ils nous ont laissés, mais c'est de trouver les mots pour les célébrer sur un mode intime, libre, spontané, non érudit. Des chants d'amour qui puissent, ensemble, faire un Chant d'Amour.

Remonter le courant

L'ascèse, une façon de remonter le courant du désir vers sa source, progressivement, sans brutalité, sans effort surhumain, sans contrôle artificiel, mais avec persévérance. Sa source présumée c'est l'origine même de la vie, c'est donc l'esprit, le lieu de tout.

Sursaut

Dans quelle mesure nos conditions d'existence conditionnent-elles notre façon de voir ? Qui serai-je et que penserai-je si je souffrais d'une maladie incurable, si j'étais enfermé dans un cachot, soumis à la torture, si j'étais hanté par la culpabilité ou par un tourment moral insupportable, si je n'avais pas de quoi manger à ma faim, si j'étais dans l'incapacité d'aider mes proches en détresse, si j'avais à affronter en permanence des dangers physiques pour lesquels je ne suis pas préparé. Aurais-je alors recours à la foi religieuse pour dépasser par l'imagination mon misérable statut humain et préserver l'esprit en tant qu'Esprit, ou serai-je capable de m'en passer pour confondre cette misère physique avec la noblesse de l'homme en tant qu'Homme ? Jusqu'où peut aller notre capacité à ne vivre que de nous ?

Je n'ai évidemment pas aujourd'hui de réponse à cette question et toute tentative de réponse serait pure arrogance de ma part. Il faut ici laisser parler les autres. Les victimes, les exilés, les déportés, les résistants, les grands malades du corps et de l'esprit. Pas ceux qui se prélassent en l'être, qui envahissent la littérature d'insupportables lieux communs. Pas eux non, mais les stoïques et aussi, plus difficiles à reconnaître, ceux des mystiques qui ont emprunté le nom de Dieu pour parler de l'homme véritable dont je voudrais être moi aussi capable de parler.

L'écueil, au stade où j'en suis, serait d'être complaisant envers un moi qui, protégé contre les vicissitudes, deviendrait peu à peu imperméable aux autres, à leurs souffrances, à leurs attentes, à leurs appels. M'abandonner au pur égotisme serait une impasse. Au stade où j'accède, il faudrait donc privilégier dans mes lectures d'idées le dialogue avec des auteurs qui, loin de s'arrêter à eux-mêmes, traitent frontalement de l'humaine condition.

Un monde meurt

Un certain monde s'appauvrit dramatiquement pour moi. Ma conscience traverse une phase où le lien particulier qu'elle avait jusqu'alors entretenu avec le monde se dissout. Dans le même temps, elle conçoit à peine un monde nouveau, fragile encore, fugitif et évanescent, voué à remplacer le précédent, mais qui tarde à s'imposer. Il faut souvent me contenter de l'espoir que ce monde nouveau émerge véritablement et me mettre à l'écoute de tous les signes de sa naissance.

Cette représentation renouvelée du monde est plus libre et plus personnelle que la précédente. Elle crée de nouvelles solidarités, tant avec les hommes qu'avec les éléments naturels. Mais il faut veiller à ne pas multiplier à l'excès les sympathies et à ne pas mettre celles-ci à l'épreuve de manière désordonnée et dans je-ne-sais-quel-espoir de trouver ma voie propre. C'est de l'intérieur que le mouvement doit s'imposer, non pas par mimétisme ni par engouement.

Souvent je dois me contenter du constat de cet appauvrissement du monde tel qu'il est. Je reste démuni, inquiet, incertain de pouvoir le remplacer par une autre vision, une autre représentation. Mais souvent aussi je suis frappé par la nature lumineuse de ce constat venu de je-ne-sais-où, un appel qui m'encourage à vivre encore et à me dépasser.

Mieux vaut le vide

Ne pas perdre ma trace, persister en moi et malgré moi: tel est mon souci presque constant. Je m'en évade de moins en moins en vieillissant, comme si l'objectif ultime de cette attitude devait être la confusion parfaite entre moi et moi. Contre vents et marées, je tiens toujours le bon bout. Avant d'en arriver à cette identification parfaite, je dois renforcer le lien, lui donner de la substance, régénérer son pouvoir conducteur, avancer selon la direction qu'il m'indique.

Il m'arrive pourtant de me perdre, et alors la sagesse m'invite à errer aussi longtemps que je n'ai pas retrouvé le chemin, à prendre garde à ne jamais m'engager irréversiblement dans l'un de ces pis-aller que la vie nous offre à profusion pour mieux nous éloigner de nous-mêmes. L'errance est une manière de ne pas se fourvoyer et de préserver l'espoir. Mais moi j'ai l'impression d'avancer. Une alternance de progrès et de vide intérieur: voilà de quoi est faite mon ascèse. S'il le fallait absolument, je m'en tiendrais au vide car mieux vaut le vide que la diversion.

Le grain de l'existence

L'infini que nous pouvons appréhender familièrement, c'est celui qui est lié à la notion de temps présent. Le présent n'est pas même une seconde: c'est une fraction infiniment infime du temps. Vécue intensément dans son insaisissabilité, cette limite, - cet infiniment petit - définit même le grain de l'existence. Condamnés à avancer, nous ne pouvons arrêter le temps et nous reposer concrètement en lui.

L'être roule comme une vague et il se réduit à ce qu'il est au moment où il l'est, à savoir, toujours et à jamais, dans la réduction infinie du présent. Tout est à refaire à tout moment, et le moment n'est lui-même presque rien. C'est dans ce sentiment de fugitivité éternelle et de reprise continuelle de soi que réside le sentiment de l'existence.

Exister ou connaître

Le sentiment personnel de l'existence n'est pas un moyen de connaissance, c'est peut-être même exactement le contraire. Il est d'ailleurs insaisissable en tant qu'objet de connaissance. Il ne se donne pas lui-même d'objets extérieurs et quand il le fait il tourne en rond, rumine le vide, produit une pensée onaniste (Pessoa, Valéry). Ou alors, cet objet extérieur auquel on croit pouvoir identifier l'existence comme sentiment, cet objet dicible, nommable, c'est Dieu dont certains penseurs existentialistes s'étourdissent pour éponger les débordements de leur anxiété (Pascal, Kierkegaard). 

Pourquoi ne pas me contenter de m'attacher à ce qui m'entoure, de considérer le macrocosme comme une extension de mon microcosme, de bâtir mes représentations sur la foi de ma perception spontanée du monde, sous l'effet du pur entraînement de vivre ? Le sentiment de l'existence exercé dans sa plénitude s'oppose à la connaissance, à la science et à la philosophie. L'écrire, là maintenant, me semble d'une telle évidence que j'ai presque honte de ma naïveté. 

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Révisé en mai 2023