JUIN 2016 - La part qui m’a été allouée - Une expérience inutile - Pas l'un sans l'autre - Reconquérir par l'inaction -


La part qui m’a été allouée

Pour étendre, même artificiellement, ma capacité à saisir immédiatement la réalité qui m’entoure, je serais prêt à quelques compromissions: dépasser les bornes métaphysiques, croire aux esprits, invoquer les puissances irrationnelles, m'inventer des sympathies cosmiques, ou, plus trivialement, dénaturer le sens des mots. Mais le plus noble effort, le plus capable de faire bouger les frontières, ne consiste-t-il pas en un simple usage de mes capacités ? En vieillissant, je suis de moins en moins disposé à user de subterfuges. Je revendique juste la part de vérité qui m’a été allouée, nécessairement infime.

Dans le même ordre d’idées : renoncer à l’originalité à tout prix. Dans ce journal, je m'épuise à donner une forme personnelle à ces minuscules conquêtes du savoir. Le plaisir suffirait. Il ne s'agit pas de peser au trébuchet le gain en sagesse, mais de croire simplement à la réalité d’un progrès. Si je voulais laisser un témoignage un tant soit peu original, ce serait mon autobiographie qu'il faudrait écrire. Mais le minerai est trop impur et son extraction encore trop pénible. Il faudrait l'écrire comme un chant du cygne, instinctivement. Je n'en suis pas encore là !

Une expérience inutile

Ce type d’engagement extérieur n'est plus fait pour moi ! Séduit au départ par l’opportunité de travailler avec des gens plus jeunes, j'ai vite compris que je n'étais pas à ma place. A ce stade de ma vie, je suis au delà de ces préoccupations qu'on dit citoyennes. Par ailleurs, après quelques semaines de pratique, je vois se dessiner les dissensions entre personnes, les sources des conflits à venir au sein de l'équipe. Cela me rappelle trop le monde professionnel.

Un signe de plus montrant que la voie que j'ai choisie, celle de la retraite complète est la bonne. Je n'ai aucun besoin de m'impliquer socialement ni de trouver des divertissements de cette sorte. J'ai troqué l'activisme habituel des gens de mon âge par une intranquillité intérieure qui me semble un bien meilleur guide. Chercher, chercher toujours, sans jamais essayer de se masquer la vérité, ni renoncer à l'objectif de s'en approcher.

Pas l'un sans l'autre

Le message évangélique me séduit par son non-conformisme et parce qu'il combine poésie et philosophie. Je suis si sensible à certains écrits bibliques ou chrétiens qu'il me semblerait possible d'en effacer totalement le nom de Dieu (qui ne me gêne pas au demeurant) sans rien perdre de leur esprit et de leur saveur. Je suis si persuadé de l'excellence de cette littérature que j'aimerais être croyant, de temps en temps, pour mieux en profiter. L'agnostique et le croyant: deux personnages complémentaires, deux mots dont la définition ne peut s'entendre séparément, deux statuts de la croyance tributaires l'un de l'autre.  

Reconquérir par l'inaction

Je n'ai plus besoin d'agir sur l'extérieur, choses ou personnes, et je peux me dispenser d'adopter un quelconque statut face au monde. Aurais-je jamais pu ambitionner d'atteindre ce stade ? Ce serait tentant d’en rester là, mais j’ai encore trop besoin de comprendre. A mon âge il est temps, en particulier, de libérer la grande mémoire, celle qui n'est pas utile au présent mais qui contient des mondes ensevelis. Plus largement, si le vieux est capable de progrès spirituel, c'est en reconquérant la maîtrise de processus mentaux jusque là jugés inutiles à l'influence sur le monde extérieur, à la survie physique et matérielle. L'absence de contraintes sociales et professionnelles lui permet de réinvestir des pans entiers du domaine mental. La Pensée, c'est-à-dire la pensée libre et détachée, fait partie de cette reconquête. 

gilleschristophepaterne
révisé en mars 2023