MARS 2016 - Imperméable - Sans borne - Priorité aux faits de langage - La réduction philosophique - Vers la poésie - Excès de pensée - Petite enfance

Imperméable

Perte de réceptivité à certaines formes d'expression littéraire, notamment à la fiction (roman, nouvelles, contes, etc...). J'y reviens de temps en temps comme pour vérifier que ma résistance est bien définitive (par exemple ces derniers jours avec les Nouvelles fantastiques de Théophile Gautier, pourtant parfaites dans la forme). Il n'y a rien à faire. Je peux ressentir un plaisir extérieur, rester aussi admiratif qu'auparavant, mais la frustration domine car cet aliment ne me nourrit pas: il est devenu inassimilable.

Sans borne

La pensée crée des solidarités fragiles et temporaires entre les mots, les mettant en scène selon les règles ambiguës de la grammaire et de la linguistique. A force d'exercice, les mots prennnent le dessus et la pensée s'altère, un processus inéluctable tant chez le philosophe individuel que dans la philosophie envisagée dans son développement historique. La pensée prend inévitablement le chemin de l'absurde et c'est à titre de perversion du langage qu'elle est intéressante à étudier.

Priorité aux faits de langage

Conviction d’avoir trouvé la bonne formule en m'attachant à l'alliance étroite entre les mots, autrement dit les faits de langage (Leiris), et la conscience nue - non pas la pensée - qui s’exprime à travers eux.

Les mots au service de la pensée ? Et si les faits de langage étaient autonomes et la pensée une navigation à la dérive sans plus de référence aux images primitives, aux Idées et aux Formes platoniciennes, aux principes éternels en rapport au temps, à l’espace et aux quatre éléments

L’image, après un long détour par l’inconscient, le rêve et l’imagination, finit par surgir dans la conscience, comme au premier matin. Le mot s’impose alors comme résurgence, dans la conscience, d'une source perdue, comme remémoration de l'image primitive. Alors la poésie peut commencer.

Quel genre d’universalité peut-on accorder aux choses perçues ayant un mot pour les désigner ? Je pense ici à l'analyse littéraire des quatre thèmes élémentaires - feu, eau, air et terre - par G. Bachelard. Chaque élément nommable de chacun de nos univers, du plus intime au plus éloigné, est-il essence ou substance ? Un jour je suis persuadé d'y voir une essence, le lendemain une substance. Et ces jours mis ensemble enrichissent mon intelligence du monde. Dans tous les cas, le langage est le dépositaire de la vie cachée des images. Surgissement, évidence, mobilité, confusion, métamorphose. M’abandonner au pur langage, faute de pouvoir m’appuyer sur des concepts, ne signifie pas renoncer à la promesse d’une révélation transcendante. Au fond je suis réaliste au sens que les scolastiques donnaient à ce qualificatif : je crois que chaque mot contient réellement sa part d’universel. Les mots, en tant que signes vivants (qui, réunis, constituent le verbe), seraient autant de sésames vers l’intelligence des premiers principes.

La réduction philosophique

Je ne suis plus rebuté par le caractère inépuisable des conceptions humaines, illustration de la plénitude du monde. La philosophie, comme discipline intellectuelle, a tendance à réduire la complexité et à rechercher la bonne solution selon des critères qu'elle voudrait irréfutables. Postulant l'Un ou le Tout, ou, quand elle est acculée à l'impuissance, le Zéro, elle n'aime pas l'irréductible. Moi aussi j'ai pensé que chacun avait besoin de se fabriquer un message simple à emporter, un système ou un Dieu, bref une opinion ferme qu’on peut transporter avec soi comme un lare domestique. Mais peu à peu ce besoin m'a paru artificiel. La simplification philosophique s'accorde plus facilement à l'unité et la totalité qu'à la plénitude et à la variété. Lorsque c'est à contrecœur qu'on renonce à la simplification philosophique, alors on devient pyrrhonien, sceptique ou nihiliste. Si c'est de plein gré, on entre plus facilement en sympathie avec l'universel, l'esprit étant disposé à accueillir tout ce qui vient à sa rencontre. A quoi sert le doute radical ? Le nihilisme n'est-il pas orgueil et clôture ? Sceptique je ne l’ai été qu'un moment. J'ai vite compris que la solution n'était pas à ma portée de toute façon, qu’il fallait chaque matin reprendre la cueillette des signes au cœur desquels gît le mystère et non pas attendre qu'ils viennent se conformer docilement à mon intelligence.

Vers la poésie

La lecture comme appel à une forme de conscience primitive, plutôt une subconscience qu'un inconscient (Bachelard faisant référence à la permanence en nous de la perception des éléments), occultée par l'existence mais susceptible d'une renaissance via un langage personnel. Mes livres de prédilection (philo, essais littéraires) sont pourtant surtout au service de l'intelligence conceptuelle. Ne devrais-je pas plutôt me plonger sans plus attendre dans un bain de poésie ? Pourquoi me confier d’abord à la médiation des concepts pour parvenir à l'essence des choses ? Parce que je suis convaincu que les lieux communs de la pensée dont nous sommes submergés font obstacle à la réception poétique du monde, que seule une pensée critique peut m'en alléger dans un premier temps. J'aimerais bien sûr ne pas en rester à ce stade; je l'aurai dépassé quand j'aurai trouvé un langage personnel.

Excès de pensée

Considérer l'immense majorité du corpus philosophique comme le produit d'un excès de pensée s'apparentant aux conceptions préscientifiques sans garde-fou du siècle dit "des Lumières" (cf. Bachelard dans la Formation de l'esprit scientifique) et qui doit son intérêt à cet excès-même. Une bonne illustration serait la radicalité logique du spinozisme, un système  aussi insensé que la christologie mais capable comme elle de prendre racine dans les esprits et de leur faire du bien. Quand j'écoutais Alain de Libéra dans ses conférences du Collège de France sur la philosophie du Moyen-Âge j'avais quelquefois l'impression d'une profonde ironie chez lui, et qu'au fond l'intérêt qu'il attache à la matière de son enseignement est ludique et détaché. Ces aberrations de la pensée sont intéressantes comme curiosités dans le cadre d'une tératologie de la pensée, une tératologie qui prendrait en compte les aspects génétiques et dynamiques du développement des idées et qui tenterait d'élucider comment la pensée engendre des monstres parfaitement viables. C'est pour ça qu'il faut lire Nietzsche, philosophe contempteur de la philosophie, tout en détectant ses propres déraillements, lesquels sont loin d'être anodins.

Petite enfance

Ma petite enfance n’a pas laissé d’empreintes marquantes dans ma mémoire, à l'exception peut-être de quelques humiliations. Je me contentais d’être là : l'école, la maison, la plage, le sable, la forêt, le bruit de la mer et l'odeur des pins, les jeux avec les camarades. Peu ou pas de conscience de ma présence et de ma résistance au monde ; aucune forme d’appropriation du monde matériel, notamment d'objets particuliers - cette différence avec le Leiris de la Régle du jeu me frappe. Je me demande si je ne refoule pas mes pensées d'enfance dans les cryptes de la mémoire, dans des réduits si intimes qu'aucune voix ne peut aller les y dénicher. Seule une fiction pourrait artificiellement donner corps à ce quasi-néant, formé de choses probablement insignifiantes et, à ce titre, incomparablement plus intéressantes que les autres (Leiris encore).

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mars 2023