FÉVRIER 2016 - Exit l’ontologie - Face au cosmos - La fabrication d’un homme - L’amour signe fiable - Fidèle - Une pinède au cœur de l’été - Chronobiologie de mes avatars - Récap


Exit l’ontologie

Ce journal est né de ma volonté de raviver la perception intuitive de ce qu'il est convenu d'appeler les premiers principes, notions élémentaires dont on perçoit le fondement en notre esprit et auxquels on cherche à donner une expression personnelle. Je me suis donc d'emblée et délibérément établi au plan de la métaphysique. Je craignais qu'avec le temps, avec l'usure de la vie, j'avais perdu ma réceptivité au temps, à l'espace, à la lumière, et que dans cette déperdition mon être lui-même, que l'être en général, m'échappait. Et j'espérais que j'étais encore capable d'être initié à ces dimensions fondamentales de la vie par l'étude profane de quelques philosophes.

Je n'ai pas fait de grands progrès sur les premiers principes car très vite la notion de l'être a pris le pas sur celles du Temps, de l'Espace et des Éléments et des Formes du monde. J'y consacré à l'être le temps qu'il fallait pour le ruiner dans mon esprit. La conséquence la plus évidente de cette première phase de réflexion a été en effet l'anéantissement de l'idée du Dieu personnel, mais aussi de celle de l'être individuel qui lui est commensale. Travail salutaire qui met fin à des années de marasme spirituel. La préoccupation ontologique, occulte et rampante, accompagnée de cette excroissance monstrueuse qu'est la pensée de Dieu, vient trop souvent en travers des jouissances de l'existence, tout particulièrement celles liées à la contemplation du monde; elle occupe de manière totalitaire le terrain de la métaphysique, allant jusqu'à empiéter sur celui de la sensibilité. A cause de son exclusivisme, elle entrave l'accès à l'émerveillement qui s'offre à chaque détour du chemin, l'accès à la beauté du monde  étant conditionnée au relâchement des réflexes de survie et de perpétuation de l'individu, au renoncement à l'être pour l'Être. 

Face au cosmos

Les moments où l'on se redresse, où l'on revendique sa dignité d'homme non pas face à la société, qui est une prison, mais face au cosmos, ou à une instance transcendante dont je ne connais pas la nature: ces moments-là, peu nombreux dans une existence, ainsi que les circonstances et les lieux dans lesquels ils se produisent. Il faut se garder d'en rendre compte avec les mots de tous les jours. Il faudrait s'appeler Rimbaud, ou Kafka, pour être capable de suggérer la noblesse de ces phases essentielles, pour débarrasser l'héroïsme individuel de toute la gangue de trivialité que la vie y ajoute et que le langage exacerbe, pour placer l'homme sur sa juste orbite, ou alors pour en faire une noble chose de la nature.

La fabrication d’un homme

L'existence n'est pas tant la réalisation de ce qu'on voudrait être que l'élimination de tout ce qu'on ne voudrait pas être. Certains renoncent très vite à cette difficile tâche, si jamais ils l'entreprennent en conscience, et se contentent d'emprunter aux modèles ambiants, de se conformer tantôt à l'un tantôt à l'autre. Quant à moi, j'ai résisté au mimétisme social, y compris à celui qui aurait consisté à croire que ma différence me mettait à part. J'ai même probablement tellement résisté à tous les modèles que je suis devenu un homme sans qualité. Si j'avais à écrire ma biographie, je pourrais ainsi montrer l'effacement progressif d'une personnalité refusant, une fois passé le seuil de l'enfance et sans véritable lutte intérieure, toute forme d'identification sociale.

Si pourtant: il y a un modèle auquel je me suis conformé constamment toute la vie: celui du bon sujet remplissant loyalement ses devoirs et recherchant l'estime d'autrui. On pourrait dire que j'ai adopté cette défroque pour passer inaperçu. Mais c'est surtout par manque d'audace que j'ai préféré me fondre dans le monde.  Comment, avec toute cette réserve intérieure et ce déficit de connivence sociale, ai-je pu réussir professionnellement et rester adapté à mon monde ? 

Ma personne ne constitue ni une unité ni un tout, mais je demeure persuadé que mon existence montrerait une certaine continuité si je parvenais, par l'écriture, à restituer les étapes de mon itinéraire intérieur. Attester la continuité de l'élan organique qui m'anime depuis que j'ai conscience d'être relié à une instance transcendante qui s'est manifestée à moi à certains moments-clés de l'existence. Ces moments éclairants et édifiants sont parfaitement repérables. Je pourrais presque à l'instant en faire la liste. Mais l'enquête rétrospective est-elle sage ? N'est-il pas dangereux de remuer les boues de la vie ? Puisqu'il s'agit de continuer à vivre, une vague perception sera bien suffisante. 

L’amour signe fiable

Quand même, juste pour aller un peu plus loin. Dans quelles circonstances me suis-je redressé pour la première fois, après l'adolescence ? Où et quand ai-je décidé pour la première fois que je ne m'abandonnerai pas passivement au flux de l'existence et que je ne laisserai pas les autres dicter mon sort ? Quel fut le point départ du dialogue, devenu dès lors permanent, entre ma conscience et ce qui la dépasse ? Précédemment dans ce journal, j'avais fait de la conscience l'instance de retour vers le soi mais aujourd'hui je la vois plutôt comme la veilleuse en nous de l'ordre cosmique, capable de nous faire entrapercevoir l'au-delà du monde et nous faire quitter notre enveloppe d'animal social.

Je crois pouvoir faire remonter cette interrogation essentielle à l'âge de 15 ans quand j'ai compris que j'étais différent et que ma différence allait avoir des conséquences pour la vie entière. La chance qui m'a été donnée dès ce moment c'est de ne pouvoir faire le départ entre le désir érotique et le sentiment amoureux. Cette association entre le désir et l'amour me fut d'emblée naturelle et l'âme a tout de suite parlé au corps pour lui donner la juste mesure des choses. J'ai vite senti qu'un désir, a priori troublant, qui voulait du bien à l'autre n'était pas une anomalie. J'insiste sur ce point pour montrer le rôle positif du dialogue de la conscience avec des valeurs supérieures, indépendantes des codes sociaux et des préjugés. L'amour est la vie-même; il nous met à l'écart de la société et nous en émancipe en nous plaçant dans l'ordre universel.

Fidèle

Si l'on n'est pas d'abord fidèle à soi, à qui peut-on l'être ? La fidélité à soi commence par la réconciliation avec son passé. Il n'est pas possible de continuer à vivre sans ressentir cet accord intime avec ce que j'ai été. Si je ne vais pas à la recherche de ces moments où ma conscience a fait un grand pas d'écart, alors je ne conserverai de mon existence que le souvenir de tribulations contingentes traduisant un pur asservissement au temps. Aujourd'hui que j'ai le privilège d'être une conscience nue se suffisant en quelque sorte à elle-même, j'ai les moyens de me pencher sur mon passé d'une manière positive et de reconstituer les étapes d'une libération commencée de longue date. Il me semble que je n'ai vécu que pour me protéger des vulgarités de la vie, que cette mise en garde permanente a été ma vie elle-même.

Une pinède au cœur de l’été

Souvenirs qui s'imposent malgré moi. Dans la catégorie des grandes interrogations de la conscience, je revois cette superbe pinède aux senteurs de l'été tout près de l'océan dont je perçois encore le bruit des vagues. Les oiseaux étaient insensibles à ma plainte intérieure. La nature elle-même n'était d'aucune consolation. J'étais véritablement seul face à un moi qui semblait s'esquisser. J'avais 20 ans. C'était la première fois que je prenais conscience du tragique de l'existence. Je n'étais pas seul à ce moment précis. Il y avait des gens de mon âge dont la plupart ne me semblaient pas avoir franchi le seuil. Ils étaient encore dans l'enfance tandis que moi je subissais la grande initiation. La vie dévalait devant moi de manière inexorable et je comprenais qu'il faudrait désormais résister et rester vigilant, me prendre en mains. Il y eut l'avant et l'après. 

Chronobiologie de mes avatars

Il y a des choses que je peux écrire sans retenue avant l'aurore. Je fais alors vivre mon avatar idéaliste, spiritualiste et mystique, personnage auquel l'homme de l'après-midi, sceptique et critique, est étranger, qu'il juge même ridicule. C'est la preuve que plusieurs êtres vivent en nous, pas seulement ceux, innombrables, qui se succèdent au long de la vie, mais aussi ceux qui se disputent en nous au cours d'une seule journée. Le personnage du petit matin est parfaitement sincère et authentique. Comme tous les autres avatars dont je suis fait, son existence est conditionnée à ma capacité à parler de lui, soit  par l'écrit, soit, dans l'ordinaire de l'existence, par le monologue intérieur. Chacun a son heure, chacun à son heure. Chacun a son langage, chacun à son langage.

Récap

(1) Rejet de l'idée de l'unité et de l’être en soi. Stade de réflexion extrêmement fécond qui liquide nombre des interrogations (ontologie, éthique et théologie notamment) remplissant les traités de philo mais qui me sont devenues artificielles. Selon cette nouvelle vision, la recherche du soi est une quête impossible.

(2) Évidence de la multiplicité de nos façons d'être au monde, envisagées comme autant d'avatars de soi qui se succèdent au cours du temps où qui se concurrencent en nous au présent. Cette évidence remet en question la notion de caractérologie qui m'a un temps retenu (et dont je ne me suis pas assez fait l'écho dans ce blog). Ce que je remets en question dans la notion de caractère c'est tout ce qui pourrait relever d'une conception essentialiste de l’individu. Je m'explique ainsi pourquoi Sainte-Beuve n'a jamais abouti dans son entreprise de faire une typologie des personnages qu'il décrit dans ses Lundis. Ce qui s'est finalement imposé à lui, comme à Saint-Simon, comme à Proust et aux autres, c'est que l'individu humain, comme toute plante, est surtout intéressant par son inconsistance profonde et la variété des façons de se présenter au monde.

(3) Affirmation de la conscience de soi, expression en nous de la volonté, force de nature biologique indissociable de l'aperception de notre propre corps, mais aussi tremplin de l’âme qui, elle, est capable de s’affranchir du corps. Je reste dualiste tout en sentant qu’il faut que je revienne sur cette question de l’âme comme appel vers l’ailleurs alors que la conscience de soi est avant tout un conducteur/ veilleur rattaché à son quartier général.

(4) Indissociabilité de la conscience de soi des outils de langage, conscience et langage ne pré-existant pas l'un à l'autre. La notion de langage englobe ici tous les systèmes complexes de signes, de mots, de symboles et d'images, compatibles avec notre organisation biologique. Je considère le langage est la base fondamentale de la conscience.

Il me semble aujourd'hui que cette façon de voir les choses revêt une certaine cohérence. Le scepticisme, qui se profilait comme conséquence de la ruine définitive des conceptions métaphysiques, éthiques et ontologiques, et dont j'avais cru pouvoir faire mon miel jusqu'à une période récente, semble dorénavant laisser la place à un certain optimisme sur le rôle et la puissance des langages, lesquels nous lient au monde et le structurent à notre intention.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mars 2023