William James et ses paradoxes
Si l'on prend le pragmatisme de William James à la lettre, aucune forme de pensée ne serait une impasse philosophique ou métaphysique, même les points de vue les plus absolus, puisque toute pensée sincère est une avancée dans le temps, une action engageant son auteur dans un monde en devenir, puisque l’importance d’une idée est liée à l’expérience personnelle qui la véhicule.
Le rôle modérateur qu'il attribue au pragmatisme se caractérise quand même par une mise en garde contre les positions radicales, notamment les monismes trop absolus (Spinoza, Hegel). Les positions pluralistes ont sa faveur parce qu'elles engagent la pensée d’une manière moins définitive. On pourrait dire que les positions du pragmatisme sont irréfutables car en élargissant le champ des possibles, on diminue le risque de se tromper. Il est finalement neutre, on pourrait dire indifférent, par rapport au devenir et à l'action. Le pragmatisme est donc une philosophie paradoxale puisque, tout en reconnaissant que la pensée est une forme d'engagement, il admet que toutes les positions intellectuelles ont leur justification propre, une fois rapportées à la personne ou à la situation. On se retrouve donc ramené au point de départ. Une pensée subtile, peut-être, mais neutre et fade. James déclare qu’il ne faut pas tomber dans le relativisme et l’indifférentisme mais il n’est que cela.
Il considère que chaque individu est le siège d'un certain tempérament philosophique, se rattachant soit aux systèmes monistes, soit aux visions pluralistes. Étant pluraliste lui-même, il exerce son ironie sur ceux qui se ressentent comme les deux à la fois, en particulier ceux sont porteurs d'un message idéologique ne prenant son sens que par la confrontation avec d’autres systèmes de pensée. Ma conviction est que le penseur non professionnel est garant du caractère organique et vivant de sa philosophie personnelle, mais qu’il passe souvent par une succession de positions philosophiques différentes. Sa notion de tempérament philosophique suggère une stabilité dans les convictions, à laquelle je ne peux souscrire. Le point de vue de James est finalement essentialiste ; il pose l'être avant la réalité, le concept avant la chose. Un autre paradoxe chez lui.
Idem avec les notions, dominantes dans ses écrits, d'optimisme et de méliorisme qui supposent défini un concept supérieur préalable au développement de la pensée, qu’il faudrait viser à atteindre. Où est ici la sanction de la réalité telle que voulue originellement par le pragmatisme ? En quoi l'optimisme prévaudrait-il sur le pessimisme sinon au nom d'une croyance de principe en l’avenir, une foi ? Troisième paradoxe.
En définitive, la philosophie de W. James n’est pas selon moi une philosophie aussi active qu’elle le revendique, une philosophie qui serait capable d’empiéter sur le réel et sur l’avenir, de laisser une marque durable sur celui qui la pratique (contrairement à celle de Bergson). C'est une philosophie du juste milieu, comme celle d'Alain, sans impact fort sur celui qui la lit, mais intéressante comme philosophie critique, comme instrument à comprendre le monde tel qu'il est, comme outil propédeutique. C'est finalement la philosophie qui pourrait me convenir si je ne demandais pas à la philo de donner plus de sens à l’existence et à l’au-delà de l’existence.
Je réalise qu’il aurait suffi de dire que James dévitalise bel et bien la métaphysique ; il la réduit à un jeu de propositions concurrentes dont aucune n’est jugée plus fondée que les autres.
In fine
J’ai fait quelques essais déjà. Je croyais que ma vie pouvait être déroulée méthodiquement, étapes après étapes, dans une continuité idéale, mais c’est un peloton embrouillé et plein de nœuds. Qui plus est, le tempo spontané de la mémoire est irrégulier, imprévisible, heurté, tout de réminiscences involontaires et d’associations inopinées. Pour que ma mémoire travaille au rythme maîtrisé de l’écriture, il faudrait veiller à ne pas laisser la horde des souvenirs monter en désordre à l’assaut de la conscience. Je pense à une autre méthode : ressusciter de manière volontaire la suite des mois passés, en les considérant comme distincts du moi présent et même sans lien entre eux ; agréger les souvenirs dans des complexes séparés, porteurs d’une signification autonome. J’ai l’impression qu’ainsi je pourrais acquérir sur mon existence passée une objectivité nouvelle, capable de libérer la curiosité et d’éveiller le désir d’écriture ; une certaine indépendance par rapport à celui que je fus, propre, en particulier, à écarter les blessures et les regrets qui paralysent celui qui écrit sous la seule inspiration des souvenirs spontanés.
Mais pourquoi écrire sa vie ?