AOÛT 2015 - La pensée immédiate - L'Un et le Tout - L’âme éternelle - Ce que je crois aujourd'hui - Puis un autre jour


La pensée immédiate

Les impromptus de la pensée surgissant au cours de la lecture apparaissent comme les signes d'une interaction créative entre le lecteur et l'auteur. Les traités dialectiques ne favorisent pas ce type d'éveil immédiat car l'intellect du lecteur s'épuise à reconstituer le raisonnement de l'auteur et il ne travaille pas assez pour lui-même. Il est comme piégé dans l'œuvre. Il n'en est pas de même avec les essais et les recueils d'aphorismes (Nietzsche, Kierkegaard, Cioran, Pessoa), dont le lecteur retient les formules qui accrochent, délaissant par commodité celles qui demeurent mystérieuses dans l'instant. Cette lecture complaisante qui ne cherche pas à transcender la pesanteur de la dialectique ou l'hermétisme de l'expression est évidemment insuffisante. Les idées personnelles solides naissent uniquement de l'étude approfondie, même s'il faut y consacrer du temps. C'est pourquoi je ne dois pas abandonner la pratique des résumés commentés.

L'Un et le Tout

Je parviens à faire coexister en moi deux formes de conscience : celle de l'Un et celle du Tout. Chacune me relie à un mode particulier de l'absolu, ou, si l'on préfère, de l'infini. Quand l'une s'épuise, l'autre prend le relais. L’Être est alors ressenti physiquement, vitalement, comme une pulsation brassant les deux infinis. L'idée, froide et rationnelle, de l'Un comme définition de l'Être ne suffirait pas pour instaurer la confiance et la quiétude. Je ne pourrais pas m'adresser à cette abstraction ni imaginer qu’elle me reconnaisse. Lui adjoindre l'idée antagoniste du Tout rétablit l'Être dans le sentiment existentiel, dans une forme d'intimité même. 

L’âme éternelle

L'immortalité de l'âme m'interpelle comme pensée étrangère, voire comme pensée étrange. Pour être immortelle, l'âme individuelle devrait être une partie de l'être. Or l'homme n’est selon moi qu’une suite d'étants désunis et l'âme une image du corps, périssable comme lui. J'en déduis que pour apprivoiser cette idée de l'âme éternelle, impliquant la fusion de la personne avec l'Être, il faudrait que je quitte ma défroque de pur existant et que je m'établisse sur le plan mystique de l'aspiration à l'essence. Cela remettrait en question mes convictions les plus élémentaires, notamment mon athéisme. Pourtant, malgré toutes mes dénégations, n'est-ce pas exactement ce que je fais dans ce journal: détecter la moindre trace durable de l’être en moi ? Serais-je jamais capable de me positionner au plan de l'essence (par contraste avec l'existence), ce qui supposerait que la vie est un programme visant à la réalisation d’un être unique capable de transcender sa propre existence, et non pas une suite chaotique d'états relevant de la contingence. Je serais prêt à accueillir cette idée en moi ce matin, n'ayant aucun argument pour la réfuter. Et voilà: l’idée d’éternité vient de pénétrer en moi, à mon corps défendant.

Autre chose sur le même sujet: les gens pensent que l'immortalité de l’âme promis par la foi religieuse est un prolongement de l'existence au delà des limites assignées par la biologie. Ils ne semblent pas faire la distinction entre l'existence, qui nous sépare du divin, et l'essence, qui nous relie à lui. Autre exemple du même genre : l'expression absurde d'existence de Dieu, absurde si l'essence est autre chose qu'un concept grammatical et Dieu un mot. Le Dieu des monothéismes étant pure essence par définition ("Je suis celui qui estdit Yahvé s'adressant à Moïse dans Exode), la question de son existence ne peut pas se poser en saine et bonne logique. Les dimensions métaphysique et théologique de la notion d'être, quoique je fasse pour les repousser, restent cependant capitales tant elles hantent les esprits. Dans ces libres méditations je dois donc garder une place à l’âme éternelle et préférer la suspension du jugement à toute forme de rejet définitif. Pour soulager sa migraine, voir sur ce thème le billet précédent du blog intitulé : A propos de Spinoza.

Ce que je crois aujourd'hui

Je reprends certaines questions traitées antérieurement pour voir où j’en suis et donner une expression à ma croyance d'un jour:

1. J'ai besoin de me rattacher à une totalité que je veux concevoir par la raison et par le cœur. Cette totalité est beaucoup plus que la somme de ce qui existe. Elle n'est pas uniquement le répertoire de l’universel. Je ne m'y noie pas, je ne m'y confonds pas, je la ressens intimement.  

2. Pour enrichir mon sentiment d’appartenance à la totalité, je convoque tour à tour la vision plurielle et la vision unitaire du monde. Par la méditation, j’essaie même de les confondre en une même substance, l'unique substance.

3. Je crois que l'homme est une exception comme espèce animale, qu'il a une responsabilité historique, immémoriale, qu'il a échoué dans cette responsabilité, et que cet échec le met directement en cause. Je m'éloigne donc du spinozisme et de tous les systèmes optimistes. J'aurais, pour la même raison, une certaine sympathie pour le christianisme, même si je ne peux pas me plier à l'idée qu'une Incarnation aurait été nécessaire pour  révéler le lien entre l'homme et ce qu'on appelle Dieu. L'admettre serait placer les symboles au même plan que la vie, ce que je ne consens pas à faire. Il faut accepter le mystère dans son intégralité sans faire intervenir le surnaturel. Étant donné le statut d’exception de l’homme, je suis prêt à admettre que nous ne sommes pas purement contingents en tant qu’espèce. Que si reconnaissance il y a de Lui à Nous, ce serait au niveau de l’espèce qu’elle se situe, et non pas au niveau individuel.

4. Dans le doute, je laisse aussi une chance à l’idée d'immortalité de l'âme, bien que je ne croie pas que l’âme soit indépendante du corps. Je pense que nous sommes voués à une mort intégrale, définitive et irréversible. Ce constat n’entrave pas un fort sentiment personnel d'appartenance à la totalité, sentiment qui doit me permettre, ici et maintenant, d'alléger les souffrances inhérentes au fait d'exister, à savoir la maladie et la mort-même, la mienne, celle des autres. Ce sentiment d’appartenance allège les souffrances parce qu'il allège la part du moi. La promesse d’éternité, aussi symbolique soit-elle, est illusoire comme forme de survie individuelle au-delà du temps. Par contre je ne je ne peux m’empêcher de garder en réserve l’idée d’une âme individuelle véhiculant une infime partie de l’être au cours de la vie, - partie infime qui n'en est pas pour autant dépourvue de signification, - et rejoignant la totalité dont elle est issue après la mort du corps. C’est une pensée très fragile.

5. Je ne sais pas si j'ai besoin d'être mais j'ai en tout cas envie de témoigner, d'exprimer une certaine gratitude d'exister. Mon corps est à la fois siège de l'action (dont fait partie la pensée), de la sensation et de la réception au monde: c'est beaucoup déjà. On m'a donné un volonté de vivre, une personnalité avec une conscience et quelques traits permanents.

Puis un autre jour

Au fond, ma religion personnelle pourrait être un christianisme primitif, non émancipé de l'héritage judaïque, considérant le Christ comme l'ultime prophète, et non pas comme Dieu révélé. Il y manque l’essentiel : la dévotion, la prière, la soumission à l'Église. Je ne chercherai jamais à combler le fossé qui me sépare des vrais croyants.

Par ailleurs, je doute qu'il puisse y avoir une médiation entre Dieu et l'homme individuel, même si je trouve profondément humains les appels dans le désert. Je pense que nos cris sont destinés à se perdre dans l'infini, comme ceux de Job, ce qui ne les rend pas moins touchants. Ma pensée immédiate est que Dieu n'est ni juste ni aimant car, nous ignorant totalement en tant qu’individu, il ne peut nous choisir comme objet de sa justice ou de son amour. Pourtant, à cette idée vient tout de suite s'en associer une autre qui la nuance fortement: pourquoi l'homme est-il si contraire à la Nature ? Cette pensée obsédante me désarme devant les portes du Mystère. Il y a des moments où j'imagine qu'Il nous regarde faire en ricanant et que ce qui le relie à nous n'est pas la bienveillance.

En écrivant ça, je tiens à rester maître de mon discours, à dérouler patiemment le fil d'Ariane. Je ne veux pas être dérouté par des démissions d'ordre sentimental (comme le pari pascalien). Sur ce dernier point, Pascal a une excuse majeure : à son époque il ne pouvait pas prendre la pleine mesure de l'exception humaine dans l'ordre zoologique. On n'imaginait pas en effet qu'il fût possible d'intégrer Homo sapiens à la systématique animale. Notre singularité était fondée sur certains attributs de nature anthropologique et l'on ne pouvait pas anticiper la puissance destructrice de l’espèce elle-même. Cet argument lui manquait pour être en mesure de suspendre au moins son pari.

Au XXIe siècle, au contraire, nous sommes frappés par l'accumulation des indices montrant l’aberration de la lignée humaine. On peut faire semblant d'ignorer cette différence et se faire ad nauseum le chantre du progrès - fond de commerce médiatique de certains intellectuels  comme Michel Serres -, et bien se garder de réfléchir à la signification de cette évolution. Pourtant l'émergence humaine impliquait la création d'une anthropocène détruisant la Nature de Lucrèce et de Bernardin de Saint-Pierre. Ce constat légitime une vision élargie de la destinée humaine débordant des cadres qui lui sont assignés dans la très respectable philosophie humaniste du XIXe siècle. La vision apocalyptique figure par contre, sans ambiguïté, dans la Bible, notamment dans les prémonitions des prophètes juifs. Je peux donc m’y référer comme simple lecteur, sans aller au-delà de ce que je suis en mesure de croire. 

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Révisé en mars 2023