JUIN 2015 - Méli-mélo de lectures - Dont on ne revient pas - Rien n’est plus mien - Écrire à quelqu’un - Une voie si étroite - Hommage - Une inaptitude rassurante - Glossaire - Sans méthode - Instantanés - L’individu non éternel


Méli-mélo de lectures

Les Lundis de Sainte-Beuve. Je ne m'en lasserai jamais. La lecture cette œuvre hybride, au carrefour de plusieurs disciplines (histoire, littérature, critique) est d'un intérêt constant. Elle suggère d’autres lectures propres à enrichir la culture de l'honnête homme, notamment sur la "civilisation" française. Au delà de Sainte-Beuve je m’intéresse à d'autres essayistes, critiques et historiens de la deuxième moitié du XIXe, comme Taine, Renan, et Michelet. J'ai sélectionné de nombreuses œuvres sur ma liseuse et la matière en est si riche je pourrais aisément m'y tenir jusqu'à la fin de mes jours.

Les conférences de Alain De Libéra du Collège de France ainsi que la lecture de William James tendent à m'éloigner de la philosophie, contrairement à l'étude de Bergson. De Libéra est un brillant spécialiste de la philosophie médiévale, une personnalité irrésistible, selon l’impression qu’il laisse dans les enregistrements vidéo. Mais ce savoir si particulier, même quand je crois en avoir compris l’essentiel, me reste extérieur et alimente peu ma propre pensée. L'histoire de la question du sujet est sans aucun doute passionnante pour un chercheur quand elle est envisagée ainsi dans une optique archéologique et philologique. Mais pour un quidam qui se contente comme moi de grappiller des bribes de savoir philosophique pour donner de l’essor à sa vie intérieure, suivre in extenso les cours de De Libéra (ce que j'ai fait pour tous ceux de l'année 2013-14), c'est aller un peu loin dans les subtilités. Dans cette philosophie scolastique, tout me semble affaire de mots. Il faudrait me contenter de lire les Confessions d'Augustin !

Quant à William James et son ouvrage sur l'expérience religieuse envisagée du point de vue psychologique, je pensais y trouver des exemples d’une recherche intérieure semblable à la mienne, notamment chez des personnes ayant écrit un journal spirituel. J'ai été jusqu'au bout de l'ouvrage, - une sorte de catalogue interminable bourré de citations - sans faire de rencontres qui m'intéressent. Je me suis rendu compte que le propos de W. James, un cycle de cours destiné à des étudiants en philosophie de l'Université d’Édimbourg, vise à conforter un protestantisme de "juste milieu", éloigné des outrances des illuminés, mais assez conformiste dans son parti-pris de tolérance. Les démarches d'inspiration déiste, ne se rattachant à aucune obédience religieuse, les plus intéressantes selon moi au plan psychologique, n’y sont pratiquement pas abordées. C'est un ouvrage descriptif et comportemental qui reste à la surface des choses.

Je me suis alors avisé que le romantisme allemand m'offrait de magnifiques exemples de démarches spiritualistes indépendantes des dogmes et conciliant la science et le surnaturel, la nature et la culture, ceci sous une forme non discursive. Ce mouvement, qui a étrangement pénétré les universités allemandes à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, m'a toujours attiré comme forme de contre-culture. Je pourrais peut-être aborder ce continent avec de meilleures dispositions que précédemment et y pénétrer plus profondément. Quand je lisais Hoffmann ou Hölderlin il y a quelques années, c'était pour exorciser un présent que je supportais difficilement. Il ne pouvait être question de me plonger durablement dans ces atmosphères fantastiques et surnaturelles: cela aurait nui à mon efficacité d'homme actif et responsable, pleinement impliqué dans son métier. Il en est tout autrement maintenant que je suis en retrait de la société: j'ai gagné le droit de m'immerger dans les atmosphères oniriques et surnaturelles du romantisme allemand et de laisser l'irrationnel contaminer mon existence. 

Dont on ne revient pas

J'essaie d'écrire des pensées vivantes, que j’éprouve comme des sensations, que je ne maîtrise pas entièrement mais qui s'imposent comme d’étranges évidences. Les plus intéressantes sont celles dont je ne reviens pas.

Rien n’est plus mien

Sympathie pour la Nuit de Novalis envisagée à la fois comme la préfiguration d’une mort heureuse et comme le degré supérieur de la sensation d'exister. Profonde sympathie, oui, sans que cela s'applique à moi. Pour une raison simple: ma mort ne m'appartient pas, quelle que soit la façon dont elle survienne. Je ne suis pas dans ma Nuit de même que je souhaiterais ne pas être dans ma Lumière. Cette Lumière et cette Nuit ne n'appartiennent pas. En revanche, elles sont peut-être, chacune à sa manière, le lieu d'un partage et c’est pour cela que Novalis est ici un éclaireur.

Écrire à quelqu’un

Il me semble qu'il y a toujours une manière optimiste et positive d’écrire sur la vie. Si l'écriture intime a une utilité, c'est bien celle de rendre heureux malgré tout. Pourquoi celui qui écrit ne s’en persuade-t-il pas aisément ? Parce qu’il ne connaît pas celui pour lequel il écrit, qu’il n’y a peut-être pas même réfléchi avant de poser le premier mot. Toute écriture suppose un lecteur fidèle, réel ou imaginaire, quelqu’un à qui l’on voudrait apporter l'ultime consolation.

Pensée liée étroitement à la précédente: écrire c'est rechercher le lieu de la confiance. Confiance : repos de l'âme au sein de l'aimé. La toute simple vie humaine prend ici tout son sens. Placer sa confiance dans son semblable, être réel ou être idéal dont la présence transforme radicalement la quête d’existence. L'être n’est unique qu’autant que l’amour l’est.

Une voie si étroite

Je me perds dans les innombrables options offertes par les sciences humaines (philo et histoire en priorité) et je me méprends sur le sens du mot culture. J’oublie à quoi sert la culture qu’on enseigne dans les universités, celle qui est compilée dans les livres. Sa valeur repose essentiellement sur son usage socio-professionnel. Par comparaison, l’émancipation intérieure que j’attends de la culture livresque est une entreprise individuelle traduisant une urgence. Elle ne prélève dans la connaissance que ce qui peut éclairer un chemin étroit et solitaire, pour un objectif connu de moi seul. J’ai l’impression que je me fourvoie à chaque pas et que la voie de la connaissance risque à tout moment d'être hasardeuse, contingente; que la volonté, là comme presque partout, est vouée à s’égarer. Voie si spécifique, si étroite et pleine d'embûches que mon intérêt serait d’accepter une fois pour toutes de m'y perdre.

Hommage

Une voix intelligente qui fait le récit de ses explorations intellectuelles, de son parcours d’érudition, qui partage l'expérience d'une vie d'étude. Quel privilège pour ses auditeurs ! Par rapport aux époques antérieures, quelle n’est pas notre chance, en ce début de XXI siècle, de pouvoir écouter sur sa tablette ou son mobile un cycle de cours du Collège de France ! Quel progrès ! L'écoute de ces conférences nous met en relation avec des intellectuels hors-pair qui se présentent à nous physiquement, par le grain et l’intonation de leur voix, par ces mille particularités qui confèrent à chacune de leur phrase une vie particulière. Apprendre ainsi c'est sortir de la tour d'ivoire des livres. C'est être un peu moins seul.

Une inaptitude rassurante

J'attends des auteurs qu'ils me fournissent le grain à moudre. Quand je ne vais pas chercher chez eux les sources d'inspiration, ma pensée se tarit naturellement et le fil invisible qui relie mes états de conscience, et leur confère quelquefois une certaine cohérence, se dissout mystérieusement. Loin de m’inquiéter, cette inaptitude à être le siège de convictions philosophiques profondes et durables me rassure. Je crois être capable de me glisser fugacement dans la peau de certains philosophes, d'adopter provisoirement leurs idées, de les interpréter à ma mode. Mais ces pensées ne tiennent pas solidement à moi: elles restent superficielles. Pour qu'elles m'engagent vraiment, il faut que je m'échauffe artificiellement, que j'en rajoute un peu, ce que je fais quelquefois dans ce journal du lecteur. Par exemple ma curiosité actuelle pour les philosophes spiritualistes n'est probablement qu'une passade. J'ai même hâte de passer à autre chose.

Glossaire

La philosophie m'apparaît le plus souvent comme un travail de la pensée visant à ajuster notre intelligence des choses au vocabulaire à notre disposition. A ranger le monde dans des tiroirs, et, dans ces tiroirs, les répartir dans des boîtes. Les philosophes professionnels contemporains s'en sortent en inventant des boîtes chaque jour plus petites qu'ils étiquettent avec un néologisme. Ils nous abusent en donnant l’impression de contribuer au progrès de l'entendement humain alors qu'ils ne font que raffiner un glossaire, introduisant à l'envi des nuances dont ils nous persuadent qu'elles faisaient défaut avant eux. Quel usage l'honnête homme peut-il en faire ?

Sans méthode

Depuis quelque temps, je me donne moins de contrainte dans l'étude. Mon souci n'est plus de résumer ou de paraphraser. J'essaie simplement de comprendre globalement le propos, qu’il soit écrit (les livres) ou parlé (les cours audio). Ainsi envisagé, écouter les cours du Collège de France c’est jouir de brillantes causeries ! Si je veux être plus sérieux, je lis ensuite les résumés disponibles sur le site du Collège, ou je me procure les ouvrages issus de ces cours. Ce que j'ai commencé à faire pour les cours de Alain De Libéra sur la Question du sujet dans la philosophie médiévale. Outre le plaisir immédiat procuré par la causerie savante,  j'assigne à cette activité un seul objectif: capter au vol des pensées que je me plais à croire personnelles. Des pensées fugitives qui ne sont pas des idées empruntées mais des idées dérivées, et quelquefois très éloignées du propos qui les a suscitées.

Instantanés

J'ai déjà dit que je passais le savoir philosophique au crible. Il ne s'agit pas en effet pour moi d'acquérir une expertise, ni de maîtriser certains domaines, mais d'aller à la rencontre des idées d'autrui capables de dévoiler un repli caché de mon esprit. De tout le matériel lu, le crible ne retient que la minime fraction des idées capables d’opérer cette rencontre. Il est possible que ces lueurs me révèlent à moi-même comme autant d'instantanés de l'être.

L’individu non éternel

Ma principale résistance au christianisme a longtemps été associée à mon déni de la persistance de l'individu dans l'éternité. Je trouvais fausse cette notion religieuse pourtant si fondamentale pour le dogme ; elle était même plus difficile à concevoir pour moi que les subtilités de la christologie. Aujourd’hui encore, elle continue de me rebuter, moi qui recherche l’être hors de la personne et qui n’attend rien de personnel après la mort. Cette résistance est probablement liée à mon incapacité à dissocier la vie de l’âme de celle du corps. Je fais bien la distinction entre l’âme et le corps mais je ne les comprends qu’unis. Je suis prêt à admettre que l’âme, à la différence du corps, peut se perpétuer après la mort, mais alors c'est au sein d’un tout qui n’aurait rien d’individuel. Malgré cette concession, le salut individuel après la mort n’en acquiert pas pour moi plus de sens qu’avant. Le salut est pour moi un devoir ante mortem et je suis prêt à concéder que l’âme sauvée du vivant de l’individu est mieux à même de rejoindre l’âme universelle après la mort. Mais que l'individu, par le véhicule de son âme, puisse constituer un tout éternel, je ne m’y résoudrai jamais. 

Cette réflexion est à rapprocher du malentendu sur la place de l'homme dans la création. Comme le fait Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, on ne peut nier l'importance de l'homme, à la fois comme aboutissement de la tendance individuante de l'évolution (par opposition à la tendance communautaire) et comme révélateur du divin. Mais cette importance ne doit pas nous abuser sur le statut particulier de l’individu humain dans la Création. Si l'on doit un infini respect à l'homme en tant qu'individu, est-ce une raison pour lui attribuer un droit absurde à l'éternité ! Je me demande si ce dogme  n’explique pas les crimes humanitaires des religions militantes, catholicisme en tête, au cours de l'histoire. 

Personnellement, j'aspire à me ressentir, entre autres choses, comme un simple véhicule, un support mobile et périssable en quête d'une vérité qui le dépasse. Et je me plais à imaginer que cette appréhension fragile de l'être a été donnée aussi à certains animaux. Je me respecte en tant qu'individu uniquement dans la mesure où j'assume pleinement cette vocation, qui est aussi incomplétude. Je ne crains plus désormais de ne pouvoir aller jusqu'au bout du chemin avant de mourir car il n'y aurait de toute façon aucun terme assigné à une telle carrière.

Je reviens à ma postulation initiale d'une croyance définitive qui soit le terrain d'une enquête permanente et non pas prétexte à se prélasser dans une pensée inerte de l'être. Cette croyance je la construis au moyen d'idées égarées, que mon esprit reconnaît sans effort, qu'il assemble sans y prendre garde, et qu'il traduit à sa manière dans un mouvement de profonde sympathie. Ce faisant, je cherche non pas à me démarquer, à m'affirmer en tant qu'individu, mais au contraire à me laisser entraîner par des éclaireurs de génie d'où dérivent ces idées égarées: mystiques éperdus, prophètes en colère, ou simples philosophes spiritualistes. Des hommes et des femmes de chair et de sang, périssables et à jamais insatisfaits. Leurs paroles constituent les maillons d'une chaîne d'éternité dans laquelle j'essaie humblement d'insérer le témoignage ordinaire d'un assentiment sans réserve à l'être.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mars 2023