AVRIL 2015 - Mon ailleurs - L’expérience de l’extinction - Nostalgie - Infinitésimal moi - Dès le premier mot - C’est insensiblement - Un formidable gâchis - La consolation par la nature - Parier comme Pascal - Douceur de la mélancolie - Dans les marges - Les conversions ouvertes - Le discours intérieur et les livres - Cocon cosmos - N’être ici pour rien

Mon ailleurs

La difficulté n'est pas de trouver les expressions de l'ailleurs et du mieux dans la littérature ou les ouvrages de métaphysique mais de repérer celles qui ont été écrites à mon intention particulière et qui ont quelque chance de faire leur chemin en moi. Pour y parvenir, je trie beaucoup pour éliminer tout ce qui ne trouve pas d'écho dans mon esprit. Témoignage de ma pauvre capacité à recevoir la pensée d'autrui ?  Non pas, mais traduction de ma volonté d'aller à la rencontre de ce qui seul peut véritablement me faire progresser.

L’expérience de l’extinction

Le privilège de l'être libre c’est de faire de soi un sujet d'expérience. C'est probablement ce que je suis en train de faire. Je pousse mes limites. Par exemple, aujourd’hui je me mets au défi d’acquérir la capacité de m'éteindre pour être en mesure de mériter ma place définitive. Ma liberté s’évaluera à cette capacité.

Nostalgie

Ma nostalgie ne naît pas tant du regret du temps passé que du vide créé par l’oubli.

Infinitésimal moi

Admettons qu’il existe bien un moi (autant dire: que moi est). Mais mais alors concédez qu’il s'entend uniquement pendant un temps infinitésimal. Ce moi est bien substance et attributs; oui nous le connaissons et oui nous savons que nous le connaissons. Mais chaque milliardième de seconde, nous renouvelons le miracle d'un moi qui n’est pas identique à celui qui l’a précédé. Le cerveau n'est pas capable d'autre chose que de sentir ce moi immédiat. La continuité du moi est pure illusion.

Dès le premier mot 

Plusieurs modes d'intelligence directe: l'axiomatique, la logique, l'intuition métaphysique. La philosophie m'intéresse quand elle combine ces trois modes sans en sacrifier aucun. Le principal obstacle à cette conjonction c'est la langue. La philo est en fin de compte une lutte sans trêve contre les insuffisances du langage. Le langage est un instrument qui échappe le plus souvent à son utilisateur: il est donc faux, me semble-t-il, de dire que la pensée se fait en la disant. Au contraire, la dénaturation de la pensée commence dès le premier mot posé. Le mot altère d'emblée l'intuition métaphysique et la syntaxe est un défi à la logique.

C’est insensiblement

L'esprit aimerait procéder par sauts perceptibles, pour pouvoir être le spectateur de ses propres progrès, pour compter les points en somme. En vérité, il est préférable d’avancer de manière insensible en s'affranchissant, par degrés subtils, des rigidités du langage et en jouissant simplement de la sensation de gagner en souplesse d'expression, d'être l'allié intime des mots. Une certaine philosophie, une certaine critique littéraire, s'en dispensent et, plutôt que de se fondre dans le langage, le détourne en en faisant un usage frauduleux. D’où les malentendus quand on prend leurs écrits au pied de la lettre. Le lecteur, l'étudiant, doivent, au delà des mots prononcés, essayer de reconstituer le discours vierge, la pensée non déflorée par l'expression. Ainsi, pour en revenir au propos initial, le saut accompli par l'esprit en marche est trompeur car il se rapporte probablement à un produit dérivé de la pensée (fabriqué par le langage) et non à la pensée elle-même. Il faut ainsi remonter autant que possible à la source de la pensée pour prendre conscience de nos progrès en terme de connaissance métaphysique, et, dans cette assomption, user des mots et des règles du langage exactement comme le musicien avec les notes et le solfège. Le modèle de l'expression coulée dans la pensée ou de la pensée coulée dans les mots est pour moi Descartes.

Un formidable gâchis

Parmi les caractéristiques curieuses de l'Homo sapiens figure sa longévité, remarquable entre toutes dans la classe des mammifères. Si l'on adoptait un point de vue évolutionniste, on pourrait avancer l’hypothèse que cette capacité a été acquise par l'espèce pour lui donner toutes ses chances de prendre les bonnes options ante-mortem. Et au bout du compte, constatons-le: quel formidable gâchis !

La consolation par la nature

Une des dernières illusions: la consolation par la nature. Celle de Rousseau et des romantiques dans son sillage. C'est peut-être la plus trompeuse, celle qui voile le plus durablement la vérité. Car la nature n'est qu'un élément à la dérive, comme toute l'anthropocène. Seules certaines conjonctions parfaites, locales et ponctuelles, toutes d'harmonie et d'équilibre, peuvent encore nous rappeler les temps heureux.

Parier comme Pascal

Le pari de Pascal m'a toujours semblé une posture superficielle qui me masque la grandeur présumée des Pensées. Le pari n'est selon moi que l'ultime phase de la conversion, la phase théologique, autant dire la phase délibérément régressive. La première partie, truffée de beaux lieux communs, est séparée du pari lui-même par le gouffre au fond duquel le processus de conversion a du prendre naissance. Mais on devra se contenter de l'explication ridicule par le miracle de la Sainte Epine ! Pascal ne tourne même pas autour du pot, comme le fera plus tard Kierkegaard. Les Pensées de Pascal : une oeuvre en creux dont on ne retient que des lieux communs bien écrits, comme si cela pouvait suffire.

Douceur de la mélancolie

La mélancolie peut avoir des vertus apaisantes à l'état naissant, non invasif. Elle infuse en nous une mélodie qui colore de tristesse nos pensées et les enveloppe d’un cocon protecteur.

Dans les marges

Les religions sont des normes culturelles, des expressions collectives chargées d'histoire donc de pure contingence. Leur signification essentielle doit être recherchée non pas dans les rites et les paroles consacrées mais dans les marges des textes fondateurs, chez les exégètes et les commentateurs, derrière les plaintes des mystiques et les audaces des hérétiques, ce qui revient à dire: dans la désolation de l'être, la nudité de l'esprit, la révolte existentielle.

Les conversions ouvertes

Les progrès spirituels peuvent surgir sur le mode de l'illumination ou de la révélation. A la faveur d'une circonstance extérieure, le produit fini d’un long travail inconscient vient frapper à la porte de la conscience. Cette conversion spirituelle est souvent un éblouissement trompeur provoqué par l’accumulation d’images d'emprunt. Il en va ainsi de la conversion religieuse qui m’apparaît comme le résultat d'une contagion idéologique par mimétisme.

Contrairement à ces conversions mimétiques et fermées, - même un être d’exception comme Pascal n’y échappe pas - les conversions véritables, ouvertes, font du converti un être unique. Elles différent des premières par la nature des images peuplant le subconscient. Ces images constituent l'inépuisable réservoir de nos possibles renaissances.

Le discours intérieur et les livres

Au fond, la lecture est toujours une diversion par rapport aux impératifs du discours intérieur, au récit de l'âme qui se voudrait continu. L'âme sans relâche parle et interroge l'univers et voudrait que le livre soit son interlocuteur privilégié, qu’il réponde aux questions qu'elle se pose au moment précis où elle se les pose ! Mais le livre interrompt la continuité intérieure, la fragmente, va même jusqu’à la réduire en poussière et à faire douter le lecteur sur sa capacité à conduire sa pensée dans ses ultimes développements. Il y a des périodes où celui qui éprouve le besoin d'écrire doit mettre à l'écart des auteurs mille fois plus sensibles et plus intelligents que lui. Quand l'écriture s'impose il convient de lui donner la priorité sur la lecture.

Je choisirai deux exemples pour mieux me faire comprendre. En lisant par curiosité l'ouvrage tant vanté de William James sur l'expérience religieuse, je pensais retrouver, dans les nombreux exemples littéraires qu'il analyse, des itinéraires spirituels analogues au mien et qui ne se rattacheraient à aucune religion consacrée. Je n'y ai rien trouvé de tel. De même, en m'intéressant à l'émergence de la notion de sujet humain dans la philosophie médiévale avec les conférences d'Alain de Libéra du Collège de France, j'ai imaginé pouvoir approfondir ma réflexion sur la vacance de l'être quand il est rapporté à l'individu. Mais j'ai senti que mon itinéraire personnel ne pouvait se plier aux détours érudits qu'une telle étude nécessiterait. Il est trop tard pour acquérir une culture de fond. Une révérence excessive pour les livres et pour le savoir peut entraver le cours du récit intérieur, le reporter indéfiniment sans jamais lui laisser la possibilité d'advenir.

Cocon cosmos

Cette maison est un cosmos en réduction, le cocon qui retient ce qui aspire à rejoindre le néant. Cosmos réduit à l'accueil du souffle, du décompte des jours, de l'ombre et de la lumière, de la chaleur et de la fraîcheur, protection douillette pour notre rêverie éveillée.

N’être ici pour rien

Il y a ceux qui se multiplient à l'extérieur en différant autant que possible le moment de se regarder en face et il y a ceux qui, comme moi, s'épuisent à capter les signes de l’existence. J'y ajoute depuis peu la certitude de n'être ici pour rien.

gilleschristophepaterne@gmail.com
Révisé en mars 2023