FÉVRIER 2015 - L'histoire - Balade - Gratitude - L'écriture de la vie

L'histoire

Aux XVII et XVIIIe siècles, un homme cultivé pensait être en mesure, à l’aide de quelques lectures essentielles (Bossuet et Montesquieu par exemple), de saisir le mouvement général de l'histoire ; il s’en faisait une théorie qu’il incorporait à son bagage culturel. Il croyait ainsi prendre sa part de l’intelligence du monde. Cette certitude devait être renforcée par la croyance au caractère providentiel de l'Histoire. Ainsi tout fait historique procédait d'un vaste système, explicite et communicable, avec ses causes et sa fin. Quelles que fussent les limites de l'érudition, tous les faits pouvaient être interprétés à l’intérieur de ce système.

A présent, l'histoire, telle qu’elle est proposée au profane soucieux d’acquérir une certaine culture, ou à l’étudiant travaillant sur les derniers manuels académiques, apparaît comme un chantier ouvert et permanent où les archives ne disent jamais le dernier mot et où les hypothèses les plus contradictoires se disputent le terrain, souvent sans ligne directrice. Un lecteur non spécialiste aura de la peine à se faire un chemin dans ce chaos de fragments, à emporter un message qui pourra rester gravé dans sa mémoire. Cela est sans doute vrai pour toute la culture contemporaine. 

Moi qui aime l'histoire je me rabats alors souvent sur le vieux Malet-Isaac pour garder un message simple à emporter. On dit, à juste titre, qu'il s'agit d'une vision dépassée de l'histoire, car basée sur les événements et sur les "grands hommes" et négligeant les sociétés dans leur ensemble. Ce n’est certes pas l’histoire telle qu’on la conçoit de nos jours.

Mais n'est-il pas trop tard, à 64 ans, pour se cultiver selon les critères académiques ? La culture que j’ai acquise avec le temps est pleine de lacunes, mais quelle importance désormais ? Mes connaissances se sont accumulées peu à peu, sans méthode ni projet, et elles continueront de s’enrichir ainsi jusqu’à la fin. S’il me fallait affecter un rôle à la lecture et à l’étude aujourd’hui, s’il fallait absolument dire à quoi ça sert, je dirais : pour amender le caractère, adoucir les attitudes face au monde, satisfaire ce besoin d'apaisement et d'union que je ressens plus fortement qu’avant. Ça paraît idéaliste mais j’ai en tête le contre-exemple de mon père qui à la fin de sa vie se servait des livres comme autant de glaives contre ses semblables et contre lui-même. Pour ma part, j’aimerais au moins pouvoir jusqu’au bout entretenir le dialogue avec les auteurs définitifs dont j’ai parlé ailleurs, et dont j'avais de longue date préparé l'avènement. Je sais que leur commerce régulier enrichira l'existence. Quiétisme sur fond d’intranquillité, détachement dans la rumeur du monde, un corps qui bêche et qui plante, un œil qui devine.

Balade

Simple ballade hier autour du lac, scintillant dans la lumière voilée de l'hiver. Le gris et le bleu déployaient toutes leurs nuances sur les miroirs de l'eau et du ciel confondus Des pêcheurs de-ci de-là, un joggeur qui a fait plusieurs tours du lac pendant que je faisais tranquillement le mien, des promeneurs avec leurs chiens. Un joli et large chemin longe le lac sur une certaine distance puis se termine en cul-de-sac : j'ai dû traverser un champ en friches pour rejoindre le chemin principal. Collé à mes chaussures : du limon enchevêtré dans des fanes desséchées de maïs.

Gratitude

Le monde est si riche, si foisonnant, que je suis tenté de m'y abandonner intégralement et en pleine confiance, sans souci de reconnaître des signes, de suivre des pistes, de m'approprier quoi que ce soit. Comme, par ailleurs, rien ni personne ne me force à "être" ni à justifier ma place ici-bas, je suis en mesure d'oublier toute mission terrestre, tout devoir envers moi-même. A supposer que je sois capable de me délaisser radicalement, de me fondre dans l'indicible, me sera-t-il possible alors de trouver en moi l’énergie pour perpétuer cette perception de la richesse du monde qui explique mon quiétisme ? L'intranquillité qui m'anime en d'autres moments n'en est-elle pas le pendant indissociable ? N'y a-t-il pas un risque d’extinction définitive à se livrer sans résistance au monde ? D’où vient mon ardente envie de témoigner ma gratitude aujourd'hui ?

L’écriture de la vie

J'aurais tant de choses à dire après l'écoute du cours Collège de France de Antoine Compagnon intitulé : Écrire la vie que je ne sais par où commencer. L’intérêt principal de ce cours est qu’il réhabilite l'écriture du soi en écartant la critique, si fréquente, d’une entreprise purement narcissique. Si je me mettais personnellement à écrire ma vie, ce serait pour remplir une fonction organique ayant sa place dans l’économie vitale. J’ai perdu toute disposition à me donner le beau rôle, à me faire mon propre avocat, à accorder de l'importance à ma vie extérieure. Je pars du constat qu’il n’y a pas d'unité en moi et qu’il n’y a aucune nécessité d’en rechercher une. Je crois que cette remarque s’applique à la plupart d’entre nous. La quête du moi, dont on nous rebat tant les oreilles, en littérature et ailleurs, est d'une grande étrangeté désormais.

Compagnon souligne la difficulté de conférer au déroulé de la vie, donc à son récit, une unité qu'on ne retrouve pas en soi. En soulignant le caractère fragmentaire et éclaté des écrits de vie de Montaigne, de Stendhal et de Proust, Compagnon montre que ces génies de l’écriture ne sont pas à part: comme nous, comme moi, ils peinent à trouver de la signification à ce chaos invraisemblable qu'est leur vie. Pour donner par l’écriture un sens à ma propre vie, il faudrait repérer les jonctions, les sutures, les points de cristallisation, les tendances ; et aussi dégager les traits de caractère qui expliquent l’orientation qu’a pris ma quête du bonheur. Oui du bonheur.

Même si je suis convaincu de la fragmentation du moi, j'ai pourtant l'impression d'une continuité sous-jacente, souvent suspendue, jamais définitivement interrompue, d’un feu fragile qui couve : la vie intérieure. J’ai le devoir d'entretenir ce feu. Mémoire de la vie intérieure, à côte de son journal (ce blog). La vie intérieure comme portée accueillante où notes du passé et notes du présent cherchent un accord.  Écrire ma vie avec ces postulats : (1) ma vie comme reconquête de la liberté perdue ; (2) la vie intérieure garante de la continuité ; (3) la vie extérieure, qui remplit habituellement les biographies, seulement dans les périodes de transition où des personnes ou des lieux jouent un rôle essentiel.

Compagnon, toujours. Je suis frappé par l'aisance de son discours, qui se présente comme une balade impressionniste, très inspirée et dépourvue de tout dogmatisme. Il ne s'agit pas d'érudition : les cours s'adressent à des gens comme vous et moi, simplement amoureux de la littérature. Ensuite, il s'agit en eux de mobiliser l'intuition, la sensibilité et l'intelligence, dans le but d'avancer des propositions, ceci sans jamais les imposer. Enfin, il s'agit de créer, à partir des œuvres et des auteurs, une sorte de confraternité ouverte où chacun trouve son bien.

Révisé en février 2023
gilleschristophepaterne@gmail.com