OCTOBRE 2014 - Cela - Bachelard m’égare - Au contact du monde élémentaire

Cela

Dieu: un mot sacré, une idée collante dont je ne parviens pas à m'affranchir définitivement. Personnellement, je subis régulièrement les assauts de cette idée dérangeante, notamment quand j'ai la pleine liberté d'y mettre un contenu personnel et que je ne me laisse pas influencer. Laissons franchement de côté les religions: elles ont forgé un dieu, des dieux, une hiérarchie de dieux, bref elles nous offrent à foison des croyances figées, des appareils orthopédiques à bien penser, à bien croire et à bien se comporter, des systèmes moraux à vocation sociale voire politique. Mais il reste bien, à l'écart des religions, une infinité d'îlots de foi libre et nue n'empruntant à aucun dogme, portés par un même océan humain. C'est l'immense archipel des consciences pour qui Dieu est l'accomplissement parfait de l'homme, la réalisation intégrale de l'être, l'être si lacunaire, si dilué, si fragmenté chez la créature. Ma foi, très fragile toujours, sans cesse remise en question, est cependant inévitable pour une raison essentielle: l'impuissance à me penser moi-même comme être et comme unité, alors que l'idée d'être, comme celle d'unité, s'imposent à mon esprit. C'est dire que l'être existerait bien mais qu'il serait autre et ailleurs, et que je pourrais le nommer Dieu si je le décidais ainsi. Mais le mot Dieu m'agresse. C'est l'Être, l'Un, et l'Autre à la fois. C'est Cela.

Non seulement la raison me présente Cela comme une nécessité, mais aussi il m'arrive quelquefois de ressentir Cela comme un besoin psychologique profond, comme l'objet principal du dialogue intérieur. Signe que Cela a fait sa route en moi par le cœur, selon la définition de Pascal. Et alors, rassuré par la certitude de l'unité dans l'être, protégé par la pensée de cette permanence, - non pas protégé à titre individuel, mais en tant qu'esprit aspirant à l'esprit, - alors je ne crains pas de m'exposer au courant de la vie, ne me cherchant plus là où Cela a investi la place.

C'était une esquisse de ma croyance. Je suis remonté à la racine. C'est un peu sec, je le concède. On ne peut pas m'imposer une manière définitive de croire. Il me semble toutefois que ma croyance est intellectuellement compatible avec la foi chrétienne primitive et, mieux encore, avec celle qui s'est teintée de philosophie grecque. 

Bachelard m’égare

Période où il m'est difficile de lire sans ennui ce qu'il faut bien appeler les abstractions de Bachelard. Et encore plus de les résumer, de les paraphraser. En tant que lecteur, j'ai en ce moment un besoin d'intimité mélancolique et consolatrice. Bachelard, froid et objectif, malgré un sujet centré sur l'imagination poétique, parle trop peu au cœur. Si j'y regarde d'un peu plus près, ma lassitude s'explique par le faible pouvoir initiateur de cette lecture. D'où le sentiment d’un effort gratuit, sans retentissement profond. Le vide et l'ennui provoqués par la lecture ne me frustrent pas, je les connais bien. Mais, faute d'un intérêt soutenu, je devrais faire le constat de mon incapacité à réaliser le programme d'étude que je m'étais assigné.

Bachelard n'était peut-être pas le choix idéal. Dans ses œuvres de critique littéraire, il n'est plus vraiment philosophe et il n'est en aucune manière un poète. Il introduit de la rationalité et de l'abstraction dans le monde de la poésie, ce qui est éminemment paradoxal. Il transforme la matière poétique pour la plier à des concepts en vogue dans les années 50, comme la psychanalyse et la phénoménologie. Sa méthode est si visible qu'elle apparaît souvent artificielle et pas assez en sympathie avec les œuvres étudiées. C'est ce que je perçois actuellement à la lecture de l'Eau et les Rêves, ouvrage qui manque sérieusement de séduction malgré son sujet. A ce stade de ma lecture, - peut-être un passage à vide plus lié à mon humeur qu'à l'œuvre elle-même, - je m'imagine un Bachelard vieillissant s'intéressant à la poésie comme un scholiaste moderne, peu soucieux de son lectorat, cantonné dans une attitude d'objectivité, étudiant les poètes comme les pères de l'église étudiaient les manuscrits antiques.

Au contact du monde élémentaire

Quels initiateurs philosophiques choisir, qui puiseraient leur inspiration directement à la source et non pas dans l'érudition littéraire, pour ce voyage au cœur des éléments naturels ? Pas facile de trouver des auteurs modernes qui, comme Bergson pour le Temps, l'Esprit et la Vie, alimentent leur pensée au contact du monde, sans excès de références, d'autorités, de médiateurs. Qui, en dehors des présocratiques ou des disciples d'Epicure, a pensé directement la terre, l'air, le feu et l'eau sans recours exclusif à l'imaginaire ?  A notre époque, des scientifiques en rupture avec les routines du métier, peut-être, la science contemporaine s'opposant, par principe et par méthode, à la perception directe de la réalité des choses. La science, c'est un lieu commun, détruit dans ce qu'il pourrait avoir d'essentiel l'objet sur lequel elle a jeté son dévolu. C'est finalement au profane, ou à l'hérétique,  de retrouver cette essence. Et je ne pense pas aux artistes, qui sont des spécialistes, mais à l'homme de tous les jours, sans pinceau ni plume, qui cherche à mieux être au monde, à assumer sa part de monde.

Moi, tout profane que je suis, je suis inféodé à l'écrit et c'est dans la lecture et l'étude que je recherche le fondement, l’extension mentale puis l'expression de mes intuitions sur le monde extérieur. Je ne pourrais me livrer à la pure contemplation, même si j'en étais capable. Mon écriture traduit une certaine impuissance à être au monde, impuissance que j’essaie de compenser par la lecture. Alors oui, certainement, les présocratiques et les épicuriens comme premiers guides. Mais il y a aussi des visionnaires contemporains dont le regard original les porte à une contemplation approfondie du monde physique et de la nature dans le but d'en extraire une certaine forme d'intelligibilité au-delà de l’objectivité scientifique, frisant même quelquefois l'hermétisme (exemple: André Breton et le surréalisme). Et puis il y a les isolés qui gardent le souci d’objectivité dans la transfiguration, comme Julien Gracq. Une œuvre comme les Eaux étroites est un condensé du génie contemplatif de son auteur: à partir d'un simple itinéraire en barque sur un tout petit affluent de la Loire près de Saint-Florent-le-Vieil, il parvient à faire une sorte de croisière initiatique dans la réalité la plus objective qui soit. Il ne s'agit pas ici d’un paysage imaginaire magnifié par la poésie mais d'un monde bien réel, familier, maintes fois visité et parcouru. Julien Gracq impose un modèle original de vision du monde extérieur, vision basée sur une éthique quiétiste et contemplative, beaucoup plus qu’un modèle littéraire. Un autre exemple inévitable, tellement impressionnant qu’on finit par le garder à jamais pour la bonne bouche, c’est Proust. Il faudrait, sans trop attendre, relire toute La recherche en s’attardant cette fois sur la transfiguration opérée par Proust sur le monde physique et matériel (addition à la révision; j'ai consacré ultérieurement un billet aux Eaux étroites de Julien Gracq).

J'ai été fasciné par les visions romantiques de la nature, en rapport avec la terre elle-même, en particulier chez certains romantiques allemands. Je suis resté longtemps attiré par cette littérature car j'y trouvais, quand j'en avais besoin, l’assurance d'un retour possible vers une nature idéale, consolatrice, maternelle. Une nature ayant perdu en fait tout caractère de réalité. J’y avais recours dans mes accès de nostalgie, trouvant une certaine consolation à confondre le temps perdu de ma jeunesse à l'enfance éternelle du monde. Mais telle n'est plus ma tendance. J'aspire à être un pur contemplatif capable de décrire ce qu'il voit tel qu'il le voit, sans le déformer, avec l'acuité et le détail que notre pensée, nos sens, et notre langage nous autorisent.


Révisé en février 2023
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