SEPTEMBRE 2014 - Penser juste - Renoncer à partir - Vers l'abandon de soi


Penser juste

Souvent je reviens aux Lundis de Sainte-Beuve, chefs d'œuvre d'intelligence et de fine érudition. Un de mes grands plaisirs de lecteur. Les romans, classiques ou contemporains, m’ennuient. J’ai l’impression d’en connaître depuis toujours les héros et les intrigues. Les romans étrangers, même les incontournables, me tombent des yeux, à cause des traductions souvent médiocres (voir ma tentative toute récente avec la Montagne Magique de Thomas Mann dans le Livre de poche : le texte français est terne à mourir). Le fantastique ne me distrait plus, sa gratuité n'est plus en accord avec mon sentiment actuel d'urgence et mon peu de souci pour la distraction ou l'évasion. Les essais philosophiques, à cause de la manière très sérieuse avec laquelle je les aborde actuellement, tendent au devoir d'étudiant. Impression accentuée par mes efforts à les résumer, ce qui retranche une partie du plaisir que je pourrais retirer d’une lecture disons intelligente. Merci, Augustin, de me redonner le plaisir de lire, à moi lecteur fatigué !

Animé par le souci de percevoir différemment la réalité qui m'entoure, je lis des ouvrages qui pourraient contribuer à renouveler ma perception du temps, de l'espace et des éléments matériels. Rétrospectivement, cette période de plusieurs mois a été utile : j'ai fait preuve d'une certaine constance, d'un intérêt soutenu pour ces questions liées au sens intime de l'existence. Mais j'ai reproduit un exercice universitaire de fidélité au texte, voire de paraphrase, où il s'agissait de recenser les idées principales des auteurs étudiés. Je me suis trop mis en retrait, au lieu d’utiliser les œuvres comme tremplin à mes propres idées et à mes propres mots. Dans mes résumés je m’autorise bien sûr des pensées personnelles, même si j'essaie de rester fidèle à la lettre des œuvres. Mais le moyen - le résumé fidèle -, risque toujours de prendre le pas sur le but - le progrès spirituel. C’est ce dernier qui importe. Je mets ici de côté l’érudition car je ne la recherche jamais pour elle-même.

Le moyen scolaire que j'ai choisi pour assimiler les œuvres de pensée briderait-il l’essor de ma propre pensée ? Mon étude ne devrait-elle pas être plus dilettante pour être plus libérée ? Non, je ne peux pas me dispenser d’une étude digne de ce nom. La créativité ou le progrès spirituel ne peuvent être envisagés qu'à l'issue d'approches incluant, après les résumés actuels, une synthèse critique. En philo, il me semble insuffisant de picorer les idées au hasard. Il faut comprendre les œuvres en profondeur, dans leur logique et leur cohérence, les assimiler patiemment, méthodiquement, sans précipitation. Un travail impliquant des périodes rebutantes, requérant du temps et de l'obstination, voire une certaine obsession. Quand je vois les listes interminables d'œuvres à lire dans les programmes de licence de philosophie ou de lettres, je me demande comment les étudiants peuvent se les approprier. Il ne peut s'agir que d'un malentendu.

Mais dilettante je le suis quand même, et je le revendique. Mon privilège de dilettante, ce n'est pas de prendre et de laisser les œuvres au gré de ma fantaisie ou de mes états d'âme. Procéder ainsi serait me condamner à la superficialité. Non, mon privilège consiste, d’une part, à choisir soigneusement mes auteurs - quitte à  perdre beaucoup de temps dans ce processus d'essais et d'erreurs - pour être en mesure de m'y tenir durablement et, d'autre part, à les alterner pour éviter la lassitude. Cette alternance a quelque chose à voir avec les rythmes vitaux. Abandonner provisoirement pour mieux revenir ultérieurement.

Autre considération de méthode. Chaque type d'œuvre appelle une forme de recension différente. J'ai commencé par exemple la lecture du Journal de Maine de Biran qui me séduit beaucoup, comme je le pressentais. Il ne s'agit pas d'une forme démonstrative et discursive, comme dans les essais philosophiques classiques. Il sera donc possible ici d'articuler mon compte-rendu sur des extraits choisis qui me sembleront refléter au plus près les états d'âme de l'auteur, et non pas de restituer un enchaînement d'idées.

Renoncer à partir

Pas de réel dilettantisme sans évasion par le voyage, dit-on souvent. C'est presque un lieu commun. Mais je ne conçois pas personnellement le voyage comme une pure distraction. Je souhaite y trouver un élargissement de la perception, un excitant pour l'imagination, et des motifs d'aimer l’homme à travers des représentants qui ne me ressemblent pas.

Je résiste aux voyages. Tout ici prête à l'interrogation et au doute : qu’est-ce qui m’attend sur place ? L'hôtel ne risque-t-il pas d’être bruyant, la chaleur accablante, les monuments décevants, les musées envahis par des touristes vulgaires et des gosses agités en circuit d'éveil, la cuisine grasse et indigeste ? Mais, surtout, ressentirai-je une fois de plus, au long des heures, cet ennui et cette indifférence, cette mise à nu du fond de l’âme qui se produit lorsque je me transporte dans un univers qui ne m'est pas familier. Loin de favoriser la sensation d'évasion, le voyage me ramène désormais cruellement à moi-même, à une réalité inconfortable en moi : disposition intérieure que je n'arrive ordinairement à tromper qu'à condition de maîtriser entièrement l'univers qui m'entoure. Forme d’adaptation physiologique qui n’a pas que des aspects négatifs. L'instinct me prescrit de ne m'évader qu'exceptionnellement de mon monde familier afin, peut-être, d’y plonger de profondes racines.

Vers l'abandon de soi

La vraie sagesse chez le vieillard consiste à s'abandonner aux forces physiques du monde plutôt que se poser la question du soi et de l'être, ou pire encore, celles du salut personnel. C'est d’ailleurs par ces questions physiques, cosmologiques, alors intégralement métaphysiques, donc sans réponse certaine, que les premiers philosophes grecs ont pensé leur place dans l'univers. La personne ne valait que rapportée au monde extérieur, et plus particulièrement, à la nature.

La science et, à sa suite, la philosophie, ont, à partir de Socrate, forcé l'homme à se penser en tant qu’homme. Les philosophes se sont avisés que les mystères de l'âme humaine étaient aussi intéressants que ceux du monde physique. Cette survalorisation de l'homme a gagné de proche en proche le commun des mortels qui s’est dès lors considéré comme un monarque dans un monde qui était son bien personnel. Cette survalorisation du moi est peut-être utile à l'homme luttant pour la survie et la reconnaissance sociale ; elle est sans objet pour l'homme rendu à sa liberté essentielle, l’homme en retrait de la société ayant résolu la plupart des problèmes matériels de l'existence - ce qui est exceptionnel, je le concède. L'humanité dans son ensemble était vouée à oublier qu'elle n’est que le produit de la nature. Mais la personne humaine, dans son infime destinée, n’a-t-elle pas un devoir de gratitude ?

Ainsi s'intéresser à l'être et aux étants, réfléchir au salut individuel, est-il bien artificiel dans mon cas, sauf à identifier par jeu les apories impliquées dans ces notions-tiroirs, nées de la grammaire et sources de tant d'abus philosophiques. Comme je le pressentais en me choisissant Bergson et Bachelard pour guides, il s'agit de me débarrasser de toute forme de pensée solipsiste et de me défier des conceptions sur l’homme qui élideraient le monde extérieur, qui oublieraient le cosmos dans ses formes réelles ou imaginaires. Ce qui m’intéresse c’est l'homme qui se rapporte à l'univers, c’est l’homme qui se perçoit hors de lui-même.

Ce retour à la métaphysique élémentaire, comme bain originel de l'imagination, de la pensée et de la rêverie, me semble convenir à la situation. M'en tenir à mes guides habituels ne suffira toutefois pas, je le pressens. Ces initiateurs finiront par me délivrer d'eux, pour que j’aille sur le terrain de la poésie pure, ou, à l’autre bout, sur celui de l'épistémologie des sciences de la vie. Dans cette alliance de l'imaginaire et de la raison, je trouverai des réponses à mes grandes interrogations sur le cosmos. Mais je ne lâcherai pas de sitôt mes guides, n'étant pas encore capable de prendre mon envol !

Révisé en février 2023
gilleschristophepaterne@gmail.com