AOÛT 2014 - Après une lecture des Deux sources


Après une lecture des Deux sources

Il me semble avoir lu quelque part que Bergson, à la fin de sa vie, était à deux doigts de se convertir au catholicisme. Mais était-il de religion juive ? En lisant Les deux sources de la morale et de la religion j'ai eu l'impression qu'il était éloigné autant d'une religion que de l'autre. En tout cas, la lecture des Deux sources a eu cet effet sur moi de m’éloigner encore plus de la foi religieuse. J'ai aimé ce livre, je l'ai lu avec autant d’intérêt pour le sujet que d’adhésion intellectuelle au propos, pour l’essentiel. Ouvrage écrit avec une certaine sobriété de ton, sans effusion lyrique ni excès de spiritualisme sur un sujet qui aurait pu pourtant s’y prêter. Le traitement est purement philosophique.

Je crois qu'il ne faut pas se méprendre sur son panégyrique des prophètes juifs et des grands mystiques chrétiens dans le chapitre intitulé « la religion dynamique ». Il les admire sincèrement comme créateurs géniaux et hors du commun, mais il use très rarement de la notion de surnaturel pour rendre compte de leur action en ce monde. Le terme divin est utilisé avec parcimonie et, en général, pour traduire cet état supérieur associé à la morale qu’il qualifie d’ouverte. Bergson use comme à son habitude du terme de Nature comme un antidote à celui de Créateur, mais aussi à celui de Finalité. Et pourtant, bien qu'il s'en défende de temps en temps, Bergson est sans aucun doute finaliste (voir plus loin). Il croît que la Nature a voulu la vie et que la vie s'est cherché une voie à travers, et en opposition à, la matière. Avec la lignée humaine, la vie a même été au-delà des limites que la Nature s'assignait à elle-même. Mais pour l'homme-Bergson Dieu ne semble pas absolument nécessaire, même s'il en reconnaît la fonction en quelque sorte utilitaire pour les masses. Sa conclusion laisse penser que s'il n’est pas fermé à l'idée de Dieu, il n'est en tout cas pas pressé de conclure, cette notion restant par définition totalement ouverte. Or il est évident que pour lui, même s'il ne l'affirme pas de manière abrupte, tout dogme consacré est par essence clos, notamment celui de la Révélation, qui aliénerait à jamais la destinée humaine. Et que faudrait-il alors penser de la Trinité !

Un des points sur lequel je critiquerai Bergson, un point de taille quand-même, c'est l’oubli du côté négatif de la lignée humaine. Il décrit de manière convaincante les hommes d'élite, mystiques, artistes et savants, qui contribuent au progrès de l'humanité et qui, pour certains, vont même au-delà du Bien envisagé par la Nature. Mais il oublie de mentionner l'excès monstrueux dans le mal dont est capable l'espèce humaine. Cela nous frappe peut-être plus, nous hommes du XXIe siècle, qui connaissons les génocides, les saignées humaines et autres hécatombes du siècle dernier. Pourtant cette singularité humaine dans le mal frappait déjà, dès le XVIIe, un visionnaire inspiré comme Pascal. Optimiste impénitent, Bergson semble avoir délibérément retiré cette carte de son jeu. Dans le chapitre intitulé « La religion statique » il considère que les sociétés sont naturellement guerrières, qu'elles le sont primitivement et qu'elles le demeurent, qu'elles l'ont toujours été. Je pourrais tomber d'accord avec lui, si, en utilisant ses propres concepts, on en restait à la société close et à la morale close. Mais ne peut-on pas considérer aussi l'existence d'un Mal ouvert, d'un Mal hors des limites assignées par la nature ? Même s'il avait raison in fine, je ne comprends pas pourquoi il n'a pas traité ce versant de la question. Je crois que son biais essentiel, qui fausse véritablement ses positions philosophiques, est d'être optimiste par principe. On ne peut pas dire que c'est un biais d'époque car des contemporains comme Anatole France, par exemple, déployaient un pessimisme radical sur l'espèce humaine (par exemple dans l'Ile des Pingouins).

L'autre grande critique de fond, mais c'est un lieu commun, c'est ce finalisme qui ne s'assume pas totalement. Il ne suffit pas de remplacer Dieu (ou Créateur) par Nature et de nuancer ses convictions finalistes en disant que le plan initial peut-être modifié dans une certaine mesure par les processus évolutifs. Personne ne s'y trompe. Toute la pensée de Bergson est sous-tendue par ce programme biologique irrésistible, l'élan vital, qui emporte l'homme, lignée ouverte, vers les sommets. Là encore on peut ne pas adhérer à cette vision, très contraignante pour la raison et l'entendement ! Le problème, c'est que dès qu'on s'y refuse, on peut être amené à rejeter en bloc la philosophie de Bergson. Je n'ai pas d'avis définitif. De toute façon, ça n'ôte rien au plaisir de le lire, qui est immense.

Une pensée dérivée, comme conclusion. En lisant Les deux sources j'ai compris que quand on cherchait Dieu, on se cherchait soi-même et souvent à son insu. Si l'être est fragile par essence, combien l'idée de Dieu ne l'est-elle pas plus encore ? Il vaut mieux s'amuser à percevoir les traces de l'être en soi, que de s'intéresser sans transition à l'étage supérieur. Car la question de l’être est également mystérieuse s’agissant simplement de soi. Quant à adhérer à une religion dite consacrée, close par nécessité (là je prends Bergson à la lettre), ça ne serait que pour des motifs eux-mêmes bien clos.

Révisé en février 2023
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