JUILLET 2014 - Être au monde - Deux conceptions du salut - Dont on pourrait faire une fiction


Être au monde

L'intellect finit par ruiner l'instinct, la sensation, l'imagination. Le pouvoir de l’intelligence est illusoire.

Se couler dans le flux de la vie sans jamais se ressaisir ; abandonner la maîtrise du réel en dehors de l’utile ; laisser le monde envahir le soi et s’insinuer dans le monde. Et dès lors, plus d'antagonisme entre être dans le monde et être au monde.

Cet abandon, ce relâchement des tensions, des résistances et des barrières, loin d'être un pas vers le rien est un acquiescement à la vie, une porte ouverte à l’altérité, une promesse de transgression des frontières.

Deux conceptions du salut…

Difficulté à revenir sur ma vie, à m'identifier aux souvenirs de moi qu'il me reste, à y retrouver celui que je crois être aujourd’hui. Cette mémoire n'est pas lacunaire mais elle me parle d'un étranger qui en général ne m'intéresse pas ou, au mieux, m’intrigue. Comme s'il n'y avait pas de continuité dans le temps, que l'unité de l'être était une fiction. Pour cette raison, une autobiographie intime est selon moi un exercice littéraire visant à conférer une unité à ce qui n'en a pas.

On pourrait faire l'hypothèse qu'il existerait bien un moi perdurant avec le temps, mais un moi fragmenté qui ne se révélerait qu'accidentellement. La création littéraire consisterait alors à rechercher ces événements rares dans lesquels le moi se serait manifesté au milieu d'un océan d’avatars et de péripéties. Et si la mémoire est assez accueillante pour permettre à l'être authentique d'entrer en scène, alors une forme de continuité pourrait être reconstituée, au-delà des pointillés et des vides.

Dans l’acception ordinaire du mot, le salut se rapporte à la façon de sauvegarder son âme au-delà de la mort. Une telle sauvegarde est conditionnée à l’existence d'un moi unique et authentique, l'âme étant imaginée comme une pure monade transférable au-delà de la tombe. Il s’agirait alors de la rassembler, dans sa parfaite intégrité, pour lui faire accomplir le dernier saut. Mais on peut se représenter le salut, au contraire, comme un complet abandon du soi, une désidentification radicale précédant la fusion au cosmos. Ces deux conceptions du salut ont en commun la conviction d'une extrême fragilité de l'être. Elles se disputent en moi et je ne suis pas pressé d'en hâter l'arbitrage, qui relève probablement d'un processus physiologique où la conscience a peu de part. Je ne peux ici que témoigner.

…. dont on pourrait faire une fiction

Le conflit, essentiel selon moi, entre ces deux options du salut est un superbe thème littéraire, proprement inépuisable. La mémoire du moi y joue un grand rôle. Voyons.

Si je retiens l'option A (le moi existerait bien et mériterait de survivre, d'une manière ou d'une autre, avec son véhicule l’âme), faire alors l'hypothèse que j’ai disséminé, comme autant de petits cailloux, une partie de ce moi dans le passé. Des fragments de vie auxquels la mémoire peut accéder, non cette mémoire qui ne s'intéresse qu’à ce qui est utile ou pittoresque, mais celle qui consolide la fameuse âme éternelle. Si l'on admet que l'âme est notre véhicule d'éternité, alors on doit pouvoir la retrouver dans le passé, n’est-ce pas ? Le passé comme preuve, voire comme expérience de l'éternité. La démonstration que l'âme n'est ni une illusion ni un vain mot, que l'âme existe. Si elle se manifeste déjà dans le passé, alors elle garde toutes ses chances pour l'avenir. Et si, par surcroît, le temps cosmique était réversible (contrairement au temps biologique) et que l'âme était de nature cosmique elle-même (et non biologique), alors tous les délires seraient permis !

Une intéressante expérience de création littéraire, j’y reviens, serait donc de décrire le conflit entre l’option A (le moi existerait bien et mériterait de survivre d'une manière ou d'une autre) et l’option B (le moi serait illusoire et l'âme ne serait que le témoignage éphémère d'un mouvement de fusion à l'ordre universel, une onde se perdant dans l'infini des ondes), de décrire ce conflit chez une personne vieillissante qui n'a plus d’autre souci que de vivre ce conflit, ceci sans angoisse, comme une des dernières voluptés offertes par l’existence. Faire le journal de ce conflit, sans en hâter ni forcer la solution. Le grand suspens. Et sans aucun caractère tragique, car toute solution, quelle qu'elle soit, sera jugée heureuse. Pas d'affrontement entre le bien et le mal, entre la beauté et la laideur, entre la liberté et l'aliénation. En toute curiosité, et pour s'ajuster au mieux à la situation.

Au fond ce journal de la vie intérieure, où je me cache derrière le lecteur, pourrait se contenter de narrer la lutte d’influence entre ces deux idées qui s’affrontent en moi. La bonne attitude est dans cette libre circulation de l'esprit dans l’univers de la mémoire, associée à l’interrogation, gratuite et dédramatisée, sur la réalité de l'être.

Révisé en février 2023
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